QUAND LE JAZZ EST LA … (02)

 

QUAND LE JAZZ EST LA … (02)

Un florilège d’albums jazz, de quoi satisfaire les amateurs en tout genre.

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TERENCE BLANCHARD « Simply Stated » - Columbia 1992.
Antonio Hart (alto sax), Sam Newsome (ténor sax), Rodney Whitaker (double bass), Billy Kitson (drums on « Détour Ahead »), Troy Davis (drums), Bruce Barth (piano).

« Simply Stated » est le second album solo du trompettiste directement sorti de chez les légendaires Jazz Messengers, remplaçant de Wynton Marsallis au sein du prestigieux groupe et recommandé par Wynton lui-même.
Terence Blanchard, je l’ai beaucoup écouté et apprécié en duo avec son pote Donald Harrison, ils ont sorti des albums comme ici, engagés, sans détours ni équivoques, nerveux, hargneux même, empreints d’une forme de juvénilité excitante.

Avec « Simply Stated », Terence Blanchard rend un hommage marqué et plein de générosité mais aussi brûlant en tous sens, à Miles.
Le jeu, quelques reprises de la période hard bop, des compositions personnelles installées dans cette direction et des sorties de cadre dignes du grand mage, mentor réel ou virtuel de tant de trompettistes, de musiciens de toutes catégories.
Terence est ici presque « imitatif », non à s’y tromper, mais plutôt à s’y retrouver à cette époque des « Detour Aheah », « Dear Old Stockholm » bien placés ici pour un rappel.

La balade « Simply Stated » semble tout droit sortie d’un « Ascenseur pour l’échafaud », pleine de ce mystère, de cette trame de thriller, de cette atmosphère cinématographique artistique en noir et blanc. Un détour obligatoire et un arrêt en suspens à faire dans l’album.
Les musiciens participant ici jouent d’avantage que le simple « jeu » - ils investissent le lieu musical pour recréer cette fabuleuse ambiance que tant d’albums de Miles nous a installé.
Le jeu de pousse soliste de la rythmique est enthousiasmant (« Glass J »), ils circulent à l’intérieur du swing, jouant avec les décompositions de tempos en menant le soliste sur un fil d’équilibriste (Tony, Ron et Herbie faisaient cela à merveille).

En 1992, le jazz semble une affaire définitivement pliée…
Il s’est fusionné à gogo de toutes parts et se cherche un nouveau public dont il a réellement besoin. Ou alors il va devenir de plus en plus commercialement easy, classieux, encadré pour être récupéré par une image, devenir un produit de luxe.

Mais ces jeunes lions, n’entendent pas les choses de la sorte, alors ils insistent sur leur histoire, leur engagement, leurs décisions d’être fondamentalement des jazzmen bien revendicatifs de leurs racines, de leur tradition et de leur statut afro-américain par et avec le jazz.
Le résultat est édifiant de vérité ici et c’est ainsi respecté « à la lettre » ou dirais-je à la note, bleue bien sûr.

« Simply Stated » est un de ces albums que l’on écoute avec la conscience de tout cela, avec cette empreinte jazz bien visible, lisible et ineffaçable.

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JOHN COLTRANE « Stellar Regions » - Impulse ! 1967-1995. (Expanded Edition).

John Coltrane (tenor sax), Alice Coltrane (piano), Jimmy Garrison (Bass), Rashied Ali (drums).

Ce que serait devenu la musique de Coltrane, voilà ce que résume un peu ces sessions réalisées en 1967 pour lesquelles Jimmy Garrison est venu amicalement enregistrer spécialement (il avait quitté le groupe).
Des sessions retrouvées en 1994 par Alice Coltrane et qui agissent ici comme une vision posthume de l’évolution prise par le légendaire saxophoniste mais surtout musicien de jazz avant-gardiste, visionnaire, compositeur émérite et improvisateur inégalé.

Globalement on est face à un album plus méditatif, ce qui ne surprendra pas au regard des directions et de la vie spirituelle de Trane, ce, même si son cœur est désormais volontairement tournée vers un free jazz qu’il sublime.
Ce  »nouveau » quartet est ici en parfait équilibre sur cette direction et il faut le prendre en considération comme tel, en oubliant tant que possible le légendaire quartet avec  McCoy Tyner, Jimmy Garrison et Elvin Jones, installé dans notre référent auditif Trane.
Si l’on veut un « inédit » de ce quartet mythique il faudra se pencher sur « Both Directions At Once – The Lost Album » - le genre d’ovni sorti en 2018 à partir de bandes datant de 1963.

Le jeu de ce nouveau quartet est très ouvert, il se joue de tous les cadres à priori formels qu’ils soient harmoniques, mélodiques et rythmiques.
Tous ces « repères » sont révisés, redimensionnés, réappropriés, repensés et le résultat dépasse l’axe d’expérimental pour une plongée dans une musique nouvelle, autre, restant diablement enracinée dans le jazz.
On écoute cet album et on va réellement comprendre la pensée qui amène à la liberté musicale autrement que par la simple adhésion à un mouvement célébré free.
Trane dépasse de loin cette seule connotation – la liberté de langage avec des codes de jeu malgré tout perceptibles est LA direction mise en avant.
Chacun ici est totalement maître de sa prise de parole et en place d’un débit souvent anarchique dans le genre ou chargé d’effets instrumentaux si ce n’est d’un jeu tourné malheureusement sur soi-même nous assistons à une volonté d’expression libre tendant vers une universalité et nous tendant certainement les bras pour accepter d’entrer dans cette nouvelle dimension.
Le jeu de Trane et de Rashied Ali est totalement habité, Alice, peu soliste ici (à noter tout de même son solo halluciné dans « Tranesonic »), est comme le point central duquel partent toutes les ramifications que ces deux entités empruntent et Jimmy complète le tableau contemporain et abstrait de positions stables, sécuritaires, cherchant ou installant la logique (Jimmy’s Mode » - magnifie son jeu).
Les thèmes, fugitifs mais inscrits ne sont pas que de simples prétextes à des départs immédiats pour improviser, ils sont un axe réel à partir desquels le jeu va pouvoir s’émanciper.

« Stellar Regions » n’est pas un album aisé, il faudra l’apprivoiser et se trouver les moyens de l’accepter, d’y pénétrer, sans forcément chercher à le comprendre à tout prix en cherchant les pourquoi(s) du comment.
Car au-delà d’une approche qui se voudrait désagréablement intellectuelle, nous sommes face à une approche directionnelle spirituelle.
Et si l’on veut prendre en considération ce seul fait, alors la dimension universelle de John Coltrane pourrait bien s’inviter.

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PAUL BLEY « The Paul Bley Group – Hot » - Soul Note 1985
Paul Bley (piano), John Scofield (guitar), Steve Swallow (electric bass), Barry Altschul (drums).

Ecouter Paul Bley c’est prendre une mesure des choses.
C’est s’attarder sur une conscience musicale pleine de bon sens, c’est entrer de plein pied dans une ère évolutive, libertaire et avant-gardiste du jazz avec la volonté de lui apporter une autre approche, une nouvelle « définition ».
Avec Carla, Charlie, le Libération Orchestra, etc. bref, toute une sphère en démarche pour ce faire, ils ont réellement participé activement à cette nouvelle « définition » du jazz et même s’ils ont été, là encore, bien souvent, « affiliés » à une généralisation appelée free - car effectivement ils se revendiquent libres, tant dans leur pensées freaks/hippies que dans la musique qui en émane – encore une fois, leur musique dépasse ce seul focus réducteur.

Pour moi qui suis pianiste, Paul Bley c’est l’anti virtuose par excellence, c’est l’anti démonstration par essence, c’est la connaissance du piano jazz pour s’en émanciper, son jeu n’a que la complexité de son esprit et de sa pensée instantanée.
Cet album a été enregistré live au Lush Life, à New York  en plein Greenwich Village, d’évidence là où cette avant-garde a bien résolument pris ses marques.
C’est une prestation live qui opère comme un flash représentatif, à chaud, de l’extrême vitalité et créativité de cette musique, doté d’une remarquable prise de son, ce qui permet de pénétrer instantanément dans le lieu, de l’imaginer et de prendre cette musique en plein pouvoir.

Le blues se mélange à des tendances tour à tour monkiennes, impressionnistes et même expressionnistes.
Swallow est impressionnant de « circulation » musicale, Altschul, dont on ne parle que trop peu est un partenaire idéal pour le pianiste (ils ont pas mal collaboré ensemble) et puis il y a John Scofield qui là, comme toujours, laisse totalement pantois, de jeu, d’imagination.
Immédiatement identifiable dès les premières notes il autorise cette musique à s’échapper vers des contrées qui lui sont si personnelles dans son approche que cela incite Bley, Swallow et Altschul à prendre des chemins induits par la guitare.
Ce concert prend de fait une tournure exceptionnelle et cette fusion de personnalités pour cette musique novatrice – qui plus est dans le contexte unique et particulier du concert – est une expérience auditive tant originale qu’unique.
Les thèmes sont exposés, installés puis… les portes s’ouvrent et l’écoute prime, les chemins s’entrecroisent, les dialogues, trilogues, etc. se font et se défont, s’organisent et se désorganisent au gré du temps imparti, des interventions de chacun, de la vie de la musique en elle-même (le prétexte de « Syndrome », ici magnifié).

Je ne peux résister à l’escapade rare de « How Long » produite par le magicien Paul Bley, à peine soulignée par Swallow – un pur moment Bley qui met le public en suspens, celui-ci hésitant à … applaudir.
« Mazatlan » s’ouvre par un solo de batterie déstructuré qui va amener un calypso bordélique à souhait – là aussi un moment déviant à savourer et Scofield s’en donne à cœur joie, lâché dans cette luxuriance rythmique qui part en tous sens.

Je ne vais pas m’amuser à décrypter chaque morceau, mais il y a là un concert suffisamment rare pour intéresser et tenter d’oser entrer dans ce club avant-gardiste pour cette musique qui l’est tout autant.
Cette musique qui n’est plus ou presque…
Cette musique qui fait, chez nous, peur ou qui a été récupérée dénuée de son sens initial par une bande d’intellectuels en mal de récupération justifiable par cela, du jazz.
Et qui s’en esbaudissent…
STOP !
Cette musique existe au-delà de cela.
La preuve ici.
Et quelle preuve !...

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TEDDY WILSON « Revisits the Goodman Years » - Storyville 1983
Teddy Wilson (piano), Jasper Lundgaart (contrabasse), Ed Thigpen (batterie).

Teddy Wilson c’est oldies but goodies.
C’est le pianiste swing par essence, il a accompagné les figures emblématiques du jazz, Ella, Louis, Lena, Benny Goodman.
C’est un album qui justement le fait se tourner vers ce passé glorieux où il rend hommage au clarinettiste qu’il a accompagné de longues années.

Cette « vision » du trio est encore empreinte d’un jeu tourné vers le stride, où le piano est joué avec toute l’ampleur quasi autonome du pianiste (« Rose Room »).
Autrement dit c’est comme si l’on avait deux basses, par exemple, la main gauche de Wilson jouant naturellement celle-ci, ce qui donne avec la contrebasse, un double rôle qui au sortir accentue de façon imparable le swing.
Le piano est donc au centre de l’interprétation et cette conception – qui n’est plus guère utilisée aujourd’hui (je connais peu de pianistes véritablement tributaires de ce jeu dans mon entourage) – d’articulation avec un usage total de l’instrument est une plongée dans le passé et les origines véritablement attractive.
Le jeu de Wilson est tout simplement lumineux et stimulant, festif tant que jovial et là où par la suite c’est la couleur harmonique qui primera ici le mot d’ordre est juste swing, swing et encore swing.
Les duettistes Lundgaart et Thigpen (au jeu de balais posé comme une si ce n’est LA référence du genre) s’éclatent sur ce déballage de cotillons musicaux et ça trace sur des tempos de feu, expédiant les titres à une allure légère, préfiguratrice d’un bop qui pointe son nez.

Tous les codes fonctionnels du jazz sont là, évidents, passages de relais solistes, 4-4 entre soliste piano et batterie, clichés de codas, relances en chromatismes bien forcés et traits de main gauche, solos de basse, de batterie ponctués leggiero par Wilson…

Un album qui peut servir de modèle d’école pour celles et ceux qui aimeraient encore reprendre ce « style de jeu » et qui sait, avec une verve que n’a pas renié une certain Jamie Cullum, trublion débridé et exubérant, remettre au gout de quelques jours ce passé musical bienheureux, bienfaisant et délicieusement charmeur.

Un peu de swing véritable et pur jus ça s’installe bien ici en ce dimanche matin.
Ah que j’aime cette façon d’entrer dans « Moonglow »… purement délectable.

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JAMES CARTER ORGAN TRIO « Live from Newport Jazz » - Blue Note 2019.
James Carter (Tenor Saxophone), Gerard Gibbs (Hammond Organ B3), Alex White (Drums).

J’ai souvent reproché à l’écoute de ses albums, à James Carter, d’en « faire des tonnes », d’abuser sans vergogne de son incroyable aisance de technique instrumentale pour balancer des myriades de notes et de sonorités à la face d’une frange d’un public jazz qui bien souvent est férue de ça, il faut le dire… et qui bien souvent ne jure que par ce genre de déballage avant tout virtuose et démonstratif.
Alors même si je l’ai pas mal écouté à une certaine époque, car se pencher sur ces modes de jeu ça permet tout de même d’en apprendre, j’ai assez souvent décroché.
Et là, encore une fois je suis face à un mais…
Un : « Oui mais bon… ».
Car la magie du live ne laisse finalement pas grande équivoque et il est des situations où la poussée d’adrénaline assujettie à un contexte, une formation, un projet et une mise en face du public peuvent tout changer.

Ils sont trois (pas de guitare ici, ce qui modifie sensiblement la donne pour une formule dans laquelle bien souvent la guitare est incontournable).
Ils ont un projet bien français pour ces américains coutumiers des standards de leur cru.
Et les voici qui se prennent le délire, avec une formation aux antipodes des usages habituels de ce répertoire, de balancer en festival ultime et incontournable de réputation (Newport…) la musique de … Django Reinhardt.
Ils le swinguent, ils le groovent, ils le baladent en tous sens et sans la moindre vergogne, usant de ce matériau musical riche et forcément différent en conception musicale de leurs usages, pour s’en donner à cœur joie.

James Carter use comme jamais de cette faculté qu’il possède (et a longuement peaufiné) de se promener dans tous les registres (vraiment tous – il n’y a qu’à écouter son intervention à capella dans « Anouman », c’est juste hallucinant d’imaginer qu’un saxophone ténor puisse faire de tels exhibitions sonores – ou encore le final de « Pour que ma vie Demeure ») du saxophone ténor.
Il le pousse vers des aigus (sur)extrêmes et arrive même en ces sommets à le faire mélodiser, gueuler, rauquer, frémir… et nous on ouvre les oreilles, on écarquille les mirettes …
De même bien entendu dans des puissants graves soulfulls et funkys.
Ses improvisations sont des moments jouissifs et organiques totalement attractifs.

En pôle central Gerard Gibbs fait vibrer littéralement son B3, ce gars possède un feeling de l’instrument renversant.
Son jeu de basses va chercher des lignes funky (« Fleche d’or »), des walkings obsédants véritablement fédérateurs.
Sa main droite est une évidence de voicings churchy et gospels et chacun de ses solos (il faut tout de même penser qu’en soliste il tient parallèlement la basse…) tient largement le crachoir à James véritablement débridé ce soir-là.

Reste le flamboyant batteur Alex White, incitatif comme jamais (« Fleche d’or »), puissant et capable d’un swing infaillible, comme d’un groove admirable.
Avec lui, la batterie est un festival et son solo dans « La Valse des Niglos » déchainera les foules et fera certainement se lever du canap’ l’auditeur embarqué dans ce tourbillon orgasmique.

Avec eux trois ça envoie du très lourd et je vois (comme j’entends en applaudissements, en interjections, en cris admiratifs …) le bonheur du public conquis, sous perfusion de ce jazz instantané, direct au crochet, immensément généreux.
Et puis on se régalera à écouter ces standards bien de chez nous magnifiés par de telles réelles pointures.
Ce qui n’est pas, de ce côté de l’Atlantique (le nôtre), rien.
… ça y est, le jazz français s’exporte … et notre culture ne se résume pas seulement à une re visitation à la « Emily in Paris ».

Et conclure par une telle plongée live c’était le vrai bonus… et puis j’ai renoué avec James Carter.

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Allez, c’est terminé pour ce dimanche et je vous souhaite une belle semaine jazz.
Avec ces cinq albums, vous aurez de quoi agrémenter votre seconde semaine de reprise.







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