CARLA BLEY – Saison 4 « Origines, déviances, influences et parallèles » - Chapitre 1.
CARLA BLEY – Saison 4
« Origines, déviances, influences et parallèles » - Chapitre 1.
Une école, un modèle, un style, un savoir-faire…
SI l’on veut bien creuser un peu, il a largement de quoi graviter autour du
« monde » musical de Carla Bley.
De ses influences à ceux qu’elle a influencé.
Ses participations, aussi…
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NICK MASON « Fictitious Sports » - 1981.
C’est le premier album du batteur de Floyd, par ailleurs excellent producteur.
Une sorte de mix entre une école dite de Canterbury et un jazz américain à
l’écriture européenne.
Ici les chansons sont de Carla Bley, son « band » habituel est aux
manettes de cet écart rapport à leurs chemins presque habituels.
Ici Carla vogue entre « Hapless Child », ses albums
« conceptuels » et l’écriture qu’elle a installé avec son
« Carla Bley Band », plus réduite, dense et compacte.
A la guitare œuvre Chris Spedding et cela vaut largement le détour en
plus-value, si l’on veut considérer, qui plus est, que le chant de Robert Wyatt
– qui est présent sur la quasi-totalité des chansons – mérite de mettre ce
« Fictitious Sports » sur l’étagère des albums qu’il ne faut surtout
pas contourner.
Mason va souvent bosser avec la famille C.Bley, comme un ami de longue date
qu’on invite pour d’excellents moments de partage, comme un ami qui invite
également (le cas ici), rendant l’invitation initiale. Bref, ce quotidien
amical, en général, on connait – il est juste transposé dans le milieu musical.
J’ai déjà parlé dans le passé de cette petite pépite musicale, truffée de ces
chansons minimalistes, de ces « instantanés » musicaux immédiats,
presque urgents et compactés dans un timing au format presque chanson, à
l’allure presque chanson, à l’idée presque chanson.
Pourtant…
Bon disons qu’en gros quand je réécoute cet album j’ai toujours cette
impression d’une sorte d’opéra de quatre sous mi rock, mi jazz, mi cinématique,
mi Broadway/Berlin Theater. Pas vraiment d’écouter un album de chansons – c’est
peut être là un Sergent Pepper made in C.Bley. Après tout, pourquoi pas.
La rythmique Mason/Swallow est massivement efficace, rien ou presque – rock
finalement.
Chris Spedding est juste parfait dans ce rôle qui lui est un costard sur
parfaite mesure – rock pour sûr.
Robert, dès qu’il émet un son vocal a ce don de transmettre ce truc qui fait
frissonner – peu savent faire cela, lui l’a toujours fait, en Soft Machine, en
déprime « Rock Bottom » (produit par Mason) puis en continuité
soliste (tiens donc, un certain « Comicopera » -2007…).
La section de cuivres se met au service du projet et Carla a pris les choses en
mains (compositions, arrangements, claviers, production).
On a souvent dit (et on le dit encore) que cet album était un album de Carla
Bley. Il est vrai qu’on peut le considérer ainsi par l’évidente personnalité
qu’elle insuffle avec une participation, forcément souhaitée par N. Mason,
omniprésente.
Mais je crois qu’ici elle a juste mis au service d’une idée – et d’un ami – son
immense savoir-faire.
A l’écoute de l’album même si de nombreux parallèles peuvent être (et c’est
logique) faits avec nombre de ses propres productions (je pense en particulier
à « Tropic Appetites » « Dinner Music » et même
« Escalator » sans parler de cette écriture lisible dans toute sa
production eighties), il serait abusif qu’un tel album puisse être
« catalogué » Carla Bley.
De même que le cataloguer parallèle à l’univers Floydien semble incongru, il
s’agit en fait d’un véritable album de Nick Mason, cette « star »
d’une entité de 4 têtes chercheuses, attachée à ses racines mêlant Canterbury
School, Jazz avant-gardiste, Rock Psychédélique (ne pas mélanger avec prog).
Mais en fait, pas besoin de sceaux et d’estampillages pour apprécier un tel
moment musical.
Oublier cela et savourer.
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TEO MACERO « What’s new » - Columbia 1956.
C’est peut-être là que ça a commencé pour Carla.
Née en 1936, à Oakland, son le nom de Carla Borg. Père pianiste Emil Borg.
Carla va arrêter les études à l’âge de 15 ans.
Elle écoute, comme nombre d’adolescentes dans ces années 50, du jazz.
C’est monnaie courante que cette musique – elle fait partie du quotidien
américain.
En 1955, Carla découvre cet album et d’un coup de tête – elle a 17 ans – elle
pique une bagnole pour se rendre à New York. Elle y travaillera comme
photographe, vendeuse de clopes puis rencontrera Paul Bley en 1957 avec lequel
elle va se marier.
C’est lui qui va l’inciter à composer, souvent dans l’urgence (le jour pour le
soir même), une capacité et un stress qui deviendront chez elle, obsessionnels
– jusqu’à une psychanalyse.
Avec Paul Bley qui engage Ornette elle va découvrir le free jazz.
Deux ans après Paul et Carla vont divorcer mais elle gardera le nom de Bley et
c’est à cette époque (début des années 60) que nombre de ses compositions
atypiques, free, souvent atonales vont commencer à être reconnues et quelque
part se positionner sur la scène d’avant-garde du jazz à New York.
Ce qui me fascine dans cette histoire c’est l’idée de « révélation »
qui va faire totalement bifurquer d’une vie quasi ordinaire et bien encadrée
(son père lui a appris le piano afin qu’elle accompagne à l’église), une
adolescente au demeurant peu encline à la musique.
Un album qui se place là comme une démarche de vie possible, une envie d’aller
voir un peu à NY comment cela se passe, des petits boulots, un
approfondissement de la culture jazz avec les moyens disponibles de l’époque,
des rencontres, une rencontre (Paul Bley), un catalyseur de potentiel et voilà
qu’une vie entière se « destine à ».
Cet album, il n’est pas spécialement connu, référencé, placé en exergue. On
s’en fout.
Teo Macero on le connait surtout par son pouvoir sur Miles qui grâce, avec et
aussi contre lui va le faire partir de « Kind of Blue » vers une
électricité et lui apporter une conception nouvelle de l’outil studio.
On connait moins – ou pas – le musicien, saxophoniste, arrangeur, compositeur,
producteur, défricheur, découvreur et boosteur de talents.
Fan de Miles j’ai suivi attentivement Teo Macero et ses nombreuses
participations (de Mingus aux Lounge Lizzards) productrices, mais j’ai aussi
écouté ses albums solos, dont celui-ci, égaré, je l’avoue sur l’étagère de mes
nombreuses quêtes jazzistiques modernes faites il y a longtemps afin de
culture.
Le remettre en platine aujourd’hui et au regard de ce qu’il a pu provoquer,
inciter, insuffler, imposer… auprès de Carla Bley c’est réaliser le choc
effectif que cette musique – contexte années 50 - a pu provoquer. Jusqu’à modifier une vie tout
de même…
Ici nous avons un résumé, finalement de tout un pan de culture musicale
américaine, mais pas que, revu et corrigé pour une vision autre, moderne
dira-ton, avant-gardiste préféra-t-on.
Un habile mélange de free, de fanfares, de big band, de mainstream, de west
coast, d’atonalisme, de swing voir de bop où l’écriture prévaut, guide et
impose la ligne.
Le solo s’insère dans celle-ci – ce qui rappelle carrément les usages de la
dame – et n’est pas soliste, mais participatif au collectif.
Et le choix des instruments est bien souvent atypique dépassant les formats du
jazz (accordéon) ou mettant en valeur certains destinés habituellement à des
plus petites formations (vibraphone).
Les modes de jeu sont divers (tuttis, sourdines), l’écriture serrée et
compacte, incisive.
Le classicisme côtoie sans vergogne free et expérimentation atonale.
Et la production est claire, lisible, d’une grande qualité technique en ce
concerne l’enregistrement.
A chacun son choc.
Carla découvre « What’s New ».
Et sa vie change.
Définitivement.
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GARY BURTON « A Genuine Tong Funeral » - 1968 RCA
Avec en sous-titre « A Dark Opera without words » voici une œuvre entièrement
composée par Carla Bley, avant son Escalator.
C’est une réflexion musicale sur la vie et la mort qui commence par « the
end » et se termine par « the beginning ». Déjà facétieuse, déjà
visionnaire (d’équivalent même aujourd’hui, rapport à cet album je n’en trouve
pas, tant entre écriture et avant-gardisme préfigurant le Libération Music
Orchestra, qu’en « philosophie musicale »), Carla a écrit là une
suite musicale, soutenue par un casting de musiciens impressionnant (Larry
Coryell-Guitares – Steve Lacy/Gato Barbieri-saxes – Howard Johnson-tuba – Bob Moses-batterie
– Steve Swallow (déjà)-contrebasse – Michael Mantler-trompette – Jim Knepper-trombone.
Elle y joue piano et orgue et bien entendu Gary Burton y va de sa technique
spécifique à quatre mailloches.
Rien de sombre ou glauque cependant si ce n’est bien entendu une atmosphère
recueillie, méditative. Quelques marches que l’on qualifierait de « funèbres »,
influence romantique en toile de fond mais aussi traitées comme ces marches d’accompagnement
Nouvelle Orleans qui encadrent le défunt en défilant dans la rue. Le tuba prenant
part à cette « mission ».
Des thèmes que l’on retrouvera plus tard dans sa carrière (« Some Dirge »)
et un mode d’écriture solennel souvent de type choral parcourent cette suite initialement
destinée à un spectacle total (artwork, danse, théâtre…).
Le ton est souvent martial, les solistes déjà mis en valeur rapport à leurs
langages et personnalités respectifs(ves) sont au service du projet et de fait
s’y inscrivent là encore non en guest ou vedette de tel ou tel mouvement en
vogue, mais en connexion avec la musique à laquelle ils participent.
Le leader, Gary Burton, fait de même.
Ici nous sommes face un véritable « concept
album » duquel il va être difficile d’imaginer extraire tel ou tel titre,
cette suite fonctionnant dans la pure tradition de cet usage d’écriture
permettant de mettre en forme plusieurs morceaux issus de schémas traditionnels
(danses mues par rythmes typiques, musiques d’usage cérémonial, schémas d’écriture…
de depuis Bach, au moins).
Free et avant-garde, écriture choral, ambiance Broadway/Berlin songs,
références à un passé originel Nouvelle Orleans, incursions fusion, lyrisme art
déco à l’européenne… il y a là, déjà, toute la pâte si unique et
caractéristique de Carla Bley.
Inimitable, immédiatement identifiable, une écriture précise tant qu’ouverte et
offrant beaucoup de possibles, une écriture qui, de fait ne se cantonne pas –
comme l’est souvent le jazz – de la simple mélodie avec soutient harmonique en « grille ».
Ici l’écriture est classique ou du moins au regard de la complexité, de la
densité et de la pluralité musicale, il apparait difficile si ce n’est
impossible de la considérer autrement qu’en total codage musical (à l’exception
bien entendu des passages ouverts, free, d’improvisations « sous certains
contrôles »).
Un album atypique qui replace Gary Burton dans une autre perspective, d’une
part, comme un artiste audacieux, visionnaire, sachant mettre le talent (le
génie) en valeur en choisissant la mise au service de son nom, de sa
popularité, de son jeu musical lui aussi unique et atypique pour une « commande »
envers cette femme en devenir.
Un album qui d’autre part n’a pas vraiment d’égal de par nombre de constats
pouvant être faits à son écoute, si ce n’est… dans la production de Carla Bley elle-même.
Pour comprendre la dame, l’apprécier, chercher dans sa jeunesse d’où tout cela
et où tout cela a bien pu se mettre en place musicalement, spirituellement,
techniquement (écriture), conceptuellement, « compositionnellement »,
relationnellement, affectivement, familialement (au sens large du terme) et
donc également amicalement, « A Genuine Tong Funeral » est une porte
d’entrée tant captivante, passionnante qu’essentiellement idéale.
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Nous voici un 11 novembre.
Un jour solennel… je ne l’ai pas fait exprès mais avec un automne dont on sait
l’atmosphère qu’il procure…
Avec l’image que j’ai éternellement d’un Central Park inondé de ces couleurs
automnales, d’un N.Y obligatoirement scellé au jazz j’arrête là sur cette suite
funèbre et martiale ce premier chapitre dédié à la musique « périphérique »
de la dame.
Une influenceuse ?
C’est certain – mais n’allez pas pour autant faire un instamalgame…
Bonne journée fériée.
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