CARLA BLEY – Saison 4 (2) « Origines, déviances, influences et parallèles » - Chapitre 2.
CARLA BLEY – Saison 4 (2)
« Origines, déviances, influences et parallèles » - Chapitre 2.
JIMMY GIUFFRE 3 « Fusion » - « Thesis » - Verve 1961 –
réédition E.C.M 1992.
Jimmy Giuffre/Clarinette – Paul Bley/Piano – Steve Swallow/Contrebasse
J’aime à penser que ; quand on parle d’avant-garde, de
contre-courant, d’innovation, de nouvelles directions, de liberté aussi ;
l’on ne sache se contenter que de musique à priori « engagée »,
entendant par cela volontairement agressive, nerveuse, peu accessible, usant de
modes de jeu accentuant dissonance, aigreur, expérimentation…
Explorer c’est aussi faire autrement, poser une philosophie tranquille, une
direction différente qui ne sera pas forcément choquante, mais juste proposer
une autre vision.
En cela les albums à trois (3) de Jimmy Giuffre posent bien la déviance tant
que l’idée.
Carla Bley y a participé en tant que compositrice (« Jesus Maria »,
« In the Mornings Out There », « Ictus »,
« Temporarily ») et Paul Bley lui rend un hommage avec le titre
« Carla ».
Des compositions qui sortent bien évidemment des sentiers battus du jazz, tout
en restant essentiellement « du jazz ».
A la recherche d’une musique permettant une direction se libérant de la
tonalité et de la forme (structurellement parlant), sans batteur, cela
permettant également une souplesse rythmique, Jimmy Giuffre installe là une
nouvelle réflexion musicale et un concept qui a fait date.
Les axes mélodiques proposent directement la liberté expressive, soutenus par
une contrebasse en contre-chant et un piano qui se débarrasse du cadre formel
de la grille, jouant entre accords tendus, incartades fugaces et interjections
participatives en phrases plus qu’en idée harmonique.
Un jazz de chambre, dégagé de contraintes, véritablement libre qui sans être
réellement free préfigure la musique d’improvisation totale qui sera, par
exemple, l’un des fers de lance de Barre Phillips.
La contrainte harmonique imposant le système tonal ou modal se retrouve éclatée
par une entrée finalement logique pour cette libération du carcan, à savoir, le
schéma contrapuntique.
On entend vraiment la plupart du temps cette musique « à trois voix »,
comme une fugue improvisée de façon horizontale là, où le jazz a pour usage une
écoute soliste-thème-impro soutenue par un cadre harmonique, mouvant certes,
selon les époques, mais rigidifié par, effectivement, la batterie.
Cadre harmonique, cadre rythmique… une part de la réflexion pour en sortir est
là.
La clarinette au timbre doux, souple et quasi romantique aide à une donne
différente – un son west coast qui s’émancipe, dévie, par ailleurs et explore
des contrées inhabituelles, inhabitées, vastes et peu peuplées de notes aux agencements
communs.
Pourtant le blues se glisse par-ci, par-là, sans que l’on n’y prête plus
d’attentions que cela.
Pourtant chaque thème est en fait un joyau mélodique, si l’on veut bien lui
prêter cette attention.
Pourtant chaque improvisation est mue par ce sens horizontal.
Mais …
Ces langues communes prennent ici un contre sens conceptuel de chaque instant,
pour créer un nouveau langage.
Dernier point s’il en fallait un, je suis admiratif de tant d’écoute, de tant
de respect mutuel, de tant d’attention, de concentration pour juste… le sens du
beau.
Un terme qui semblerait presque antinomique quand on pense expérimentation,
pensée, intellect, défrichage et novateur sous couvert du fourre-tout
avant-garde.
Et justement… pourtant…
Carla compositrice y a été là pour quelque chose.
Et déjà ça se fait… en famille.
Et pour ma part, une fois ces albums (réédition E.C.M, quel son…) mis en route,
impossible de passer à autre chose tant cette musique me captive.
///
CHARLIE HADEN « Libération Music Orchestra » - Impulse 1970.
Charlie Haden reprend le flambeau free de son ex-patron Ornette Coleman, il
s’inspire des chansons de la guerre civile espagnole et avec un concept
d’avant-garde il va fusionner engagement idéologique et musique. Le « manteau »
du free colle parfaitement à cela.
Les arrangements sont confiés à Carla Bley (qui officie également comme
pianiste) et là, elle est dans son terrain de jeu favori, consistant à gérer
les multiples influences stylistiques pour en faire matériau, textures,
couleurs et réappropriation de « clichés », tout cela afin d’encadrer
un merveilleux esprit libertaire pris en charge par d’éblouissants solistes.
C’est bien entendu la grande part d’originalité de cet album, ce clair-obscur
entre écrit et liberté totale.
Et quels solistes… Don Cherry, Gato Barbieri, Dewey Redman, Roswell Rudd…
Deux batteurs (Paul Motian et Andrew Cyrille) …
Les teintes hispanisantes (souvent usitées dans le jazz) trouvent ici une
nouvelle approche, engagée (dont l’une dédiée au Che – « Song for
Che »), l’axe free est désincarné, parsemé d’inserts écrits et
anecdotiques. Carla Bley fait ici merveille de savoir-faire et le collectif
rend sa vision à la perfection.
Une musique complexe, parfois abrupte, mais qui, au regard de l’engagement
politique et idéologique qu’elle porte prend tout son sens dès l’introduction.
Le jazz revendicatif, une new thing qui prend parti, des protagonistes
vindicatifs, des chants populaires qui interagissent au milieu de ce fatras
urgent, actif et productif.
Un monument sous cette étiquette avant-garde.
Ici le free prend sens.
Tout son sens.
Et peut-être, grâce à Carla Bley… un nouveau sens.
///
STEVE WEISBERG « I Can’t Stand Another night alone (In bed with you) –
XTRAWATT 1986.
Un véritable album d’émule de la dame.
D’élève aussi en composition, en arrangement, ce jusqu’à lui « emprunter »
son orchestre, à l’identique, à la texture sonore près, aux usages près…
Ils sont tous là.
Valente qui rauque, Steve et Victor qui encadrent, Lew qui cherche les sommets,
Wolfgang, John, Howard, même Hiram est de la partie - enfin bref…
Puis, une fois entrés dans cette couleur familière dès l’entrée en matière de
Gary, comme toujours gueulard à souhait, un accordéon, puis ce seront des
cordes…
On va non plus loin, mais ailleurs, juste avec mais à côté.
Karen est (avec son chat), au centre de cette dédicace admirative et aimante en
musique.
C’est du Carla, mais finalement ce n’en est pas tant que cela et c’est bien ce
qui passionne là.
Comme si elle s’essayait à « autre chose ». Les tuttis, riffs et
autres événements cuivrés ou d’ensemble sont plus « rythmiques »,
plus bavards aussi, plus présents et l’idée devenue cliché d’encadrement des
solistes pour qu’ils restent dans une direction compositionnelle est passée à
un accompagnement de solistes, ceux-ci prenant place et quelque part pouvoir.
Une écriture Carla Bley avec son mode de couleurs mais pour des fonctionnalités
plus communes si l’on parle de jazz. Du Big Band donc.
« Table for One » met l’accordéon en valeur sous une écriture circus,
parade, sous un modernisme (un axe reggae déviant accentuant l’after beat) usant
de désuétude et d’une semi-mélancolie. Tout cela pour partir en un swing pur et
pas vraiment dur. Weisberg au piano cherche le minimalisme de la dame tout en
ouvrant son solo en joyau jazz.
Et ce riff qui cartonne et reste en tête…
Cette ligne de basse sur motif de Steve…
« Walking Home Alone » est une petite pièce romantique,
cinématographique, une petite histoire sur cordes et flûtes à se faire soi-même.
« Waking up Alone » qui la suit semble tout droit sorti là encore d’un
film à la BO italienne Rota. Une délicieuse mélodie, une écriture cordes
délicate.
« Trapped in True Love », parade de rue, orgue qui se voudrait de
Barbarie, esprit complainte, chanson / mélodie populaire… Mais Gary imposé par
Victor va faire prendre une autre route, même que Steve va s’adonner chose rare
au jeu du slap, d’un funk fusion groovy sur lequel bien entendu Lew va tout
déchirer alors qu’Hiram le bouscule amicalement avant de prendre lui aussi sa
place soliste. Et quel solo !... l’un de ses meilleurs (?) – pas loin de
le penser.
Ça y est on est sortis de l’école. Weisberg s’est libéré du pouvoir de la dame,
pas de son écriture, mais de son mode et monde conceptuel. On conclura sur un
solo de cor et un retour en parade sur cet orgue qui veut reprendre sa place
après ce puzzle captivant.
« You can’t Have Anything » et ses arpèges pianistiques entrecroisés
de gammes et trilles va s’embarquer dans un shuffle là encore de B.O à imaginer,
martelé par Victor. Des riffs se choquent, la ligne de basse ne laisse pas de
place à la bagatelle et tout le monde s’y met y compris un accordéon qui prend
sa part. Une écriture et des arrangements à la Carla mais qui ponctuent les
solos en place encore une fois de les cadrer.
Un album à la couleur Carla Bley, à l’influence majoritairement Carla Bley, textures,
écriture.
Mais cela s’arrête là, ce même dans, finalement, la gestion de son propre
orchestre ici face à un projet différent, non plus « classique » mais
reposant sur des schémas plus connus, exploités avec une formidable
personnalité.
Un album aussi rare qu’exceptionnel.
---
C’est là que se termine ce chapitre 2.
Un troisième va être largement nécessaire.
Des émules, des surprises participatives… quand on veut fouiller on en trouve.
Et cette quête est passionnante.
Commentaires
Enregistrer un commentaire