PIANO … pianissimo … (2024 - Chapter three)
PIANO … pianissimo … (2024 - Chapter three)
Du piano … comme toujours du piano … finalement du piano.
En dessins et architectures.
Avec bien des registres …
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ROBERTO LOREGGIAN – « Händel : 8 Great Suites for Solo Harpsichord
(HWV 436-433) – Da Vinci Classics 2024.
Pour ouvrir ce nouveau chapitre partons pour un voyage dans un temps où le
piano n’était même pas encore forte, un temps où le clavier se tempérant s’exprimait
en ornementations, trilles et autres mordants. Il était alors soit clavecin,
épinette, ou orgue majestueux.
Et ses compositeurs, déjà, le vénéraient et en faisaient leur principal
instrument/outil permettant d’élaborer leurs pensées et idées d’une musique qui
n’était pas encore vraiment art, mais plutôt science.
La science de l’organisation du son, ce savoir éminent, ce domaine particulier
consistant à agencer l’abstrait pour en faire, par une organisation rigoureuse,
théorique, méthodique et aux règles en constante évolution, un moment s’inscrivant
dans le temps tant qu’intemporel.
La suite est un ensemble de pièces issues généralement des caractéristiques des
danses en vogue et organisées afin de devenir pièces de concert.
On trouvera donc dans une suite, une sorte de medley, à la fois des thèmes
populaires ou issus de la tradition ainsi que des rythmes spécifiques aux
danses traditionnelles ou plus exactement référentes d’un pays, d’une région, d’un
comté, d’un duché, etc.
Ainsi Gigue, Courante, Allemande, Sarabande, Doubles, Airs, Passacaille vont se
croiser dans une organisation méthodique avec des mouvements tels que Andante,
Allegro, Largo, Adagio et chaque suite sera bien sûr présentée, comme il se
doit, par un prélude, une ouverture…
Tout cela est très codé, organisé mais une fois l’entrée dans le format « suite »
engagée, le compositeur reste maitre d’une certaine latitude organisationnelle
et ses enchainements sont encore régentés selon son propre gré, selon sa propre
gestion.
Il faudra attendre que Haydn installe une régulation de la forme pour que tout
cela soit cadré par un schéma qui restera en vigueur de façon quasi immuable pendant
quelques siècles, ce même jusqu’à la fin du romantisme où même chez Mahler, la
forme reste plus qu’un filigrane (ainsi que le recours à l’élément populaire). Ce
dont il sera difficile de s’affranchir.
Alors la suite va revenir afin que la musique s’éveille dans un cadre plus
libre, moins formel (« Suite Bergamasque », Debussy – « Le
tombeau de Couperin », Ravel, « Lulu Suite », Berg…) et la
symphonie s’élargira en poème symphonique.
G.F. Händel est un compositeur que j’écoute souvent et dont systématiquement la
musique me plonge dans une sorte d’état second, de quiétude tant que de plaisir.
Ses suites pour clavecin font partie du répertoire qu’il soit en pure
expression baroque, comme ici, remarquablement jouées par Roberto Loreggian, au
clavecin ou parfois au piano au détour d’un programme pianistique qui met en
évidence leur expressivité musicale.
Händel est un compositeur qui, dès que l’on part à sa rencontre, va ouvrir un
champ de délicatesse, d’élégance, de poétique savamment organisée, de
galanterie effective et non désuète.
Händel c’est la mise en musique d’un art de vivre, d’être, d’une époque faite
de conventions, d’ordres et de règles que l’intelligence et l’imprudence libertine
savaient déjouer, s’en émanciper, tout cela avec style, façon, manière, savoir-faire.
L’écoute de ces suites transporte vers ce temps certes mettant en avant une
certaine société oisive, épicurienne, affairiste, esthète, noble ou bourgeoise,
riche, nantie, corrompue, intrigante, puissante … mais en ce même temps elle
offre ce voyage dans le temps où l’imagerie et le mot baroque prennent toute la
panoplie de sens avec décorum, enluminures, raffinement, préciosité et délicatesse.
Alors le son cristallin et nerveux du clavecin - porté par ces rythmes
envoutants et étourdissants, par ce jeu mélodique chargé d’effets destinés à
renforcer l’expression et charger l’esprit d’affres, de soupirs, d’états d’âme
- reprend et retrace en parfaite correspondance l’essence de cette époque,
comme s’il en était le témoignage encore vivant.
Puis le piano-forte puis le piano vont arriver et le mettre au placard, le
ranger après ses décennies de bons et loyaux services, l’oublier et même,
symbole royaliste et noble, il sera parfois détruit et réduit au silence.
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MAURIZIO & DANIELE POLLINI – « Schubert » - DG 2024
Voici le dernier enregistrements du grand pianiste Maurizio Pollini, dédié à
Schubert.
Il a une valeur toute particulière car son fils va le rejoindre pour la
fantaisie en Fa mineur, écrite pour 4 mains.
Pour la famille Pollini, Schubert est un compositeur
symbolique, représentatif, auquel le père comme le fils, dans sa lignée, sont
particulièrement attachés.
Ces considérations posées et au-delà de l’idée d’attaquer un bout de chronique
sur le dernier album du pianiste emblématique de l’instrument, aux
enregistrements multiples et bien souvent servant de référence, je me suis posé
la question du comment aborder un tel album, testamentaire, quelque part.
Et peut-être aussi dernier témoin d’une époque bénie de l’enregistrement
classique qui fit apparaitre dans l’aura médiatique, par le support évolutif
(vinyle, K7, Cd, streaming…) en la démocratisant, la musique classique.
Ces interprètes furent des passeurs, contribuant à mettre la musique classique
jusqu’alors souvent réservée à une élite sociale à une portée plus large, la
promouvant de façon démocratique pour toutes et tous, par le disque.
L’évolution fut fulgurante et des labels alors appelés maisons de disque, tels
qu’ici, le plus caractéristique en ce qui concerne la musique classique, à
savoir Deutsche Grammophon, participèrent pleinement à cette médiatisation de ce
pan énorme de la musique.
Elles mirent et continue de le faire, les « moyens » …
Des moyens technologiques, allant jusqu’à oser des lieux dédiés à
l’enregistrement qu’il soit symphonique ou de plus petite forme musicale, comme
ici, le piano dans toute sa splendeur. Ces moyens technologiques tant
d’ingénierie (et de personnel spécialisé), que de matériel, d’innovation en
matière de prise de son, de spatialisation, de lien avec la Hifi ont créé des
générations d’audiophiles, de mélomanes du disque.
Les moyens parallèles mais pas des moindres furent ceux qui permirent à ces
artistes de se produire encore plus, de faire les promotions de leurs albums,
organisés en programmes, bien souvent, conceptuels avant que cela ne devienne
une sorte de « mode » - ces interprètes sont devenus des stars du
classique.
Maurizio Pollini en est un vibrant et remarquable exemple.
Il fut et reste incontournable et ce qu’il a apporté en lecture, vision,
interprétation du répertoire pianistique l’est tout autant.
Ces « moyens » ont aussi fait naitre des vocations, émerger des
interprètes de la plus grande valeur et bien entendu, sur le marché, au regard
de leurs popularités respectives, les « avoir » entrait également
dans le jeu commercial du business de la concurrence.
C’est une donnée à prendre en considération et en tout cas à ne pas oublier –
le « star system » n’est pas exclusivement réservé au rock, à la pop
internationale et à la variété identitaire d’un pays… (Callas, Pavarotti,
Karajan, Bernstein, Gould, Pollini, Algerich, Buniatishvili, Christie, Alagna,
Bartoli, Abbado, etc.)
C’est ainsi, mais… et il faut s’en réjouir…
Ces artistes ont contribué (et ils continuent) à faire connaitre la musique
classique de la façon la plus large possible, profitant certes de la
labélisation de leur art, mais avec un don, une bonté, une générosité musicale,
artistique et humaine indiscutables.
Et une conscience…
Ils ont aussi contribué à faire émerger « du répertoire », autrement
dit, ils ont cherché, ils ont mis en avant, ils ont osé des œuvres et des
compositeurs qui sans eux seraient restés dans l’ombre.
Et puis ils ont porté le degré de l’idée d’interprétation à son plus haut
niveau, à sa plus haute exigence, à son plus haut degré de respect et
d’exécution de l’œuvre, de sa lecture, de son analyse qu’ils ont poussé dans
des retranchements méthodiques, historiques jusqu’alors limités à la seule
transmission de savoir de maitre à disciple.
Et ainsi la professionnalisation, les concours, l’enseignement même ont aussi
considérablement évolué et se sont ouverts et offerts à toutes et tous, plus
largement.
Dépassant la simple pièce de concert, l’œuvre a obtenu - par l’enregistrement
qui « immortalise » - un haut degré d’exécution et d’interprétation
avec cette volonté de la part de l’artiste interprète que l’enregistrement soit
une pierre de l’édifice historique et laisse sa trace indélébile, ineffaçable…
par son engagement envers celle-ci, par la qualité d’interprétation qu’il aura
insufflé et par l’immense travail qu’il aura accompli en amont afin de livrer
cet enregistrement au « grand public ».
Un travail qui n’aura pas été que pianistique, mais de recherche, de passé, de
culture, dépassant souvent le seul axiome musical.
Qui n’eut aimé avoir un témoignage enregistré d’un concert de Franz Liszt,
considéré comme une bête de scène pianistique au même degré qu’un Jarrett de
nos jours ?
Comment sonnaient et comment jouaient les ensembles symphoniques dirigés par
Mozart ?
Tant de questions que l’enregistrement évoluant au XXe siècle a pu non
solutionner, mais éclairer.
Stravinsky par Stravinsky est un sacré éclairage pour l’interprète qui n’avait
jusqu’alors comme matériau que la partition… et la "transmission".
Aujourd’hui…
La production musicale classique se porte à merveille si l’on en croit le
nombre phénoménal de sorties d’albums, de concepts en tout genres, d’époques
ratissées, de compositrices et compositeurs redécouvert(e)s, si ce n’est
découvert(e)s et il ne faut pas oublier qu’en amont de cette démocratisation
ahurissante ce sont des artistes comme Maurizio Pollini qu’il faut remercier.
Schubert est un peu comme Mozart, un génie mort jeune et à l’œuvre conséquente.
Schubert c’est la poésie romantique mise en formes sonores, en musique, en
sentiments mélodiques.
Quand j’écoute Schubert tout cela s’installe, s’écrit, se dessine pleinement.
Schubert, en album posthume et testamentaire par le père et le fils Pollini
c’est le dernier cadeau musical que nous offre l’immense pianiste.
Et au long de ces trois œuvres parcourues d’une tendre émotion familiale, d’une
retenue majestueuse, d’un intimisme particulier notre âme va divaguer et se
laisser charmer lentement, sûrement, implacablement.
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ISABEL DOBARRO – « Kaléidoscope – (contemporary piano music by female
composers from around the world » - Grand Piano 2024.
Voilà bien un projet tant innovant qu’ambitieux et je dirais lumineux d’ingéniosité
et d’intérêt.
Dobrinka Tabakova, Gabriela Ortiz, Nkeiru Okoye, Suad Bushnaq, Yoko Kanno,
Tania Leon, Carolyn Morris, Karen Tanaka, Claudia Montero, Julia Wolfe,
Caroline Shaw, Carme Rodriguez…
Vous connaissez ces compositrices ?
Je n’en connais aucune…
Les voici réunies dans ce « kaléidoscope » sous les doigts et le
mental habile et pertinent de Isabel Dobarro, qui impose, dans cet album, leur
musique.
Leur musique, qu’elle veut mettre en avant, défendre et soumettre à la face du
monde musical.
Le « pari » semblerait risqué, osé, volontariste et forcément engagé,
mais il faut toujours des interprètes pour défendre, faire connaitre et découvrir
leur génération contemporaine de créateurs.
Et puisqu’enfin - sans qu’une volonté de récupération idéologique et politique
ne sache s’inviter comme on en a la déplorable habitude, en tous sens et en
tout désordre - la femme compositrice, créatrice d’œuvres, apparait en ce
premier quart de XXIe siècle comme une évidence incontournable et radicalement
acquise de la réalité culturelle, un tel projet ne peut qu’avoir un sens
logique.
Le programme présenté et proposé est organisé de telle façon que l’on pourra
aisément en premier lieu, simplement se laisser naviguer et se laisser faire
au gré de ces pièces pianistiques ayant chacune une personnalité et une
identité particulières.
Puis, en second lieu, on pourra tout à loisir chercher à retenir tel ou tel
nom, s’amouracher de telle ou telle pièce, la détacher du contexte global ou
l’y rattacher tant cette progression est éminemment pensée.
Enfin, au-delà de ces considérations propres à chacun et chacune, on se
réjouira tout de même de savoir la musique et son axe créatif en grande forme,
en parfaite maturité, là où l’on croirait avec aigreur et attitude blasée que
plus grand-chose n’est, que la création semble au point mort et que le choix
pléthorique qui nous est offert est à un certain point de saturation, renforcé
par le plaisir médiatique à installer une zone de confort de plus en plus
réductrice.
Alors de tels projets ont le pouvoir de réajuster les choses.
Tant pis pour les aigris du bocal dans lequel ils adorent tourner et s’admirer
en se pâmant sur leurs éternels poncifs d’interprétations et de redites qu’ils
souhaiteraient inédites.
On constatera également qu’autour de ces pièces se décline un savoir, une
culture, une « éducation », une connaissance du matériau musical bien
réel(le)s, sensibles, assumé(e)s et exprimées au travers de personnalités (et de
contrées, de peuples et cultures) bien représentées tant que représentatives.
Ces pièces composées au XXIe siècle sont également symboliques de cette ère qui
s’est ouverte en un second millénaire où, au-delà des multiples questionnements
existentiels que nous impose l’actualité cruelle de l’humain, l’art reste un
refuge ontologique prédominant.
Magistralement interprétées par cette jeune pianiste, elles prennent en
instantané et pour le futur leur place dans l’immensité musicale qui n’en finit
pas de s’agrandir.
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MARI KODAMA – « Bruckner : Piano Works » « - Pentatone 2024
On connait surtout Anton Bruckner pour ses gigantesques symphonies – c’était
loin d’être le cas quand j’étais étudiant au Conservatoire où même certains de
nos professeurs en ignoraient jusqu’à son nom
– enfin mises en répertoire, régulièrement et en enregistrements
majestueux, comme le veut la texture de sa musique.
Comme souvent – par exemple avec Richard Strauss – ces compositeurs d’ouvrages
monumentaux ont également écrit pour des contextes, des formes, des sentiments
même… plus intimistes, introvertis, secrets.
C’est le cas ici pour Bruckner qui a écrit pour le piano ces pièces qu’il
dédiait à ses élèves féminines, avec une certaine timidité et pudeur.
Bruckner était un homme courtois, éduqué, discret, timide.
Nous sommes pourrait on croire loin des fresques orchestrales magistrales du
compositeur avec ces pièces pianistiques aux influences que les spécialistes
aiment à décortiquer et pointer de l’oreille.
Pourtant, dès ce premier mouvement de la sonate en Sol mineur on « sent »
cette direction orchestrale, cette vision symphonique au travers du seul piano.
Par la prégnance intense du clavier, par le registre qui est développé, par le
souci de forme et de développement, par, tout bonnement, une écriture
orchestrale du piano.
Et puis, pour le plus grand des plaisirs, il y a ce trait mélodiste
caractéristique du compositeur qui va parcourir de façon évidente l’entièreté
de l’album, remarquablement interprété dans la pure lignée romantique par Mari
Kodama, qui fait ressortir et apparaitre toutes les subtilités, facettes,
angles, détails et grandeurs de ces pièces.
Des œuvres qui, à l’occasion du bicentenaire de la naissance du compositeur
risquent de prendre une place légitime dans le répertoire pianistique du
romantisme.
Elles dépassent le simple critère de curiosité et vont nous faire découvrir une
facette encore inconnue du grand compositeur dont, déjà, la musique symphonique
a mis du temps à percer et s’installer dans le paysage d’une histoire de la
musique qui n’en a pas fini de creuser, chercher et partir à la découverte de
merveilles telles qu’ici.
« Stille Betrachtung an einem Herbstadend » ou contemplation
silencieuse un soir d’automne… parfait en ces temps mélancoliques.
Et que dire du trio et menuet en sol Majeur qui suit avec son infinie élégance empreinte d’un classicisme courtois et précieux…
ou de ces deux valses en mi bémol Majeur, au charme distingué qui installent
une fraicheur immédiate.
Un éclairage sur Bruckner qui risque fort de reprendre voir réviser l’angle
d’écoute du grand compositeur.
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DANIIL TRIFONOV / YANNICK NEZET-SEGUIN / PHILADELPHIA ORCHESTRA – « My
American Story – North » - DG 2024
Daniil Trifonov vit désormais à New York et le pianiste russe assume pleinement
sa nouvelle identité américaine et se plonge en hommage à ce pays d’adoption,
dans le réalisme de sa culture et de son
patrimoine musical.
Le jazz et Art Tatum ouvrent l’album, admirable ré-écriture et réinterprétation
de « I Cover The Waterfront ». Tatum par Tatum mais également là par
un autre virtuose ça reste impressionnant et indécent d’aisance virtuose.
Après cette « mise en éveil auditif », on passe très vite au Concerto
pour Piano de George Gershwin qui est interprété immédiatement avec le constat
d’une rare magnificence. L’association entre une direction pointue et généreuse
de Y.Nezet-Seguin et l’hyper aisance virtuose de l’incroyable pianiste touche
d’un trait à l’essentiel du grand compositeur américain entre sérieux, jazz,
facétie, difficulté extrême sous couvert de facilité apparente, sens mélodique
cinématographique et démesure de Broadway.
Toute la richesse inventive et luxuriante du compositeur émerge de cette
interprétation d’une incroyable précision, d’une rare pertinence et d’une
lecture d’une formidable actualité.
Tout ce pan de culture américaine qui pourtant se cherchait des besoins
éducatifs en vieux continent - non encore consciente de la richesse de ce
qu’elle était capable de créer de par sa jeunesse relative, de par sa fougue et
sa vigueur réellement émergentes d’un nouveau monde et donc d’une nouvelle
approche à tous degrés – est et surgit là au détour de cette interprétation et
de ce concerto qui déploie l’orchestre tant que le piano dans des registres et
des facettes techniques et imaginatives jusqu’alors inexplorées tant
qu’inédites.
On sort presque épuisés tant qu’enthousiasmé de l’Allegro / premier mouvement
puis on va au gré du second mouvement se heurter à toute l’imagerie jazz
cinématographique en noir et blanc qui est cette culture américaine qui nous a
été – à nous, installés sur ce vieux continent – suggérée, évoquée, transmise
et que l’on n’a de cesse d’admirer, profondément, comme l’on aime cette
connotation jazz qui émerge naturellement avec ce sentiment imagé.
Le jeu de rôles entre le piano et l’orchestre et l’aisance quasi humoristique
qui émerge en tous sens éclaire l’œuvre d’un tout autre angle que certaines
versions trop sérieuses, trop volontairement classiques, jamais culturellement
réellement américaines n’arrivent que rarement à exprimer.
Tel Gershwin lui-même Daniil Trifonov s’amuse.
Il joue de la/sa et de leur(s) virtuosité(s) incomparable, il joue sur le
registre et la palette incroyablement diverse des sentiments, il jongle sur les
multiples prétextes et facéties que propose le texte musical, sorte de puzzle
aux couleurs changeantes, aux angles mouvants, aux détours et chemins
démultipliés et d’une incommensurable richesse tant d’idées que de luxure
orchestrale et pianistique.
L’Allegro Agitato, qui n’est pas sans faire penser à certaines pièces que fera
pour Hitch le formidable Bernard Herrmann, va parachever le concerto qu’il
conviendra de réécouter de nombreuses fois tant sa richesse d’idées en première
écoute propose d’approches diverses et d’une grande variété d’axes.
Cette musique reste incroyable de multiplicité, de jeu des possibles et
d’écoutes de ces possibles. Elle suppose une évidence de maitrise orchestrale
du plus haut degré tant la difficulté d’exécution est à chaque détour, à chaque
moment, elle suppose donc une direction à l’identique avec une lecture et une
pertinence qui obligent un chef dépassant la seule zone spectrale du classique.
Elle suppose une réelle culture de ce sujet, Gershwin est un compositeur différent des usages, qui a également installé dans le paysage de la
musique américaine tant de titres devenus des standards – rendant la frontière
entre savant et populaire plus que ténue, si ce n’est inexistante.
Et c’est bien là certainement le modernisme de cette « nouvelle »
culture.
Voilà donc une version de ce Concerto qui prend en compte tout cela, par des
interprètes (Y.Nezet Seguin, Daniil Trifonov et un Philadelphia Orchestra) en
pleine plongée dans ce que fut et reste Gershwin, représentant éminent de la
musique américaine et reflet de cette culture qu’ils représentent ici en
immersion totale.
Rien que pour cette version du Concerto l’album mérite le détour et il serait
presque recommandé de l’écouter seul, ou à part pour en saisir la pleine
puissance.
Seulement voilà, le pianiste n’en aura pas terminé avec ce merveilleux voyage
et le voici qui va réélaborer les variations pour piano de Aaron Copland, autre
figure intemporelle et incontournable des compositeurs américains. Et là
encore, en place d’une austérité qui semblerait de mise quand on se confronte à
cette contemporanéité, à cette complexité apparente, à ce sujet musical aux
figures retords, Daniil Trifonov réussit à emmener vers une totale immersion à
l’intérieur de ce piano si seul, si étrangement féérique, si épars et
multiforme. Le piano dans sa vision contemporaine américaine la plus dense qui
soit.
Décidément Daniil Trifinov a l’envie d’adopter en complète adhésion, avec ses
capacités tant techniques que musicales, le pan pianistique le plus large possible
de ce pays d’accueil. Le voici maintenant avec la version de « When i Fall
in Love » de Bill Evans, méticuleusement retranscrite et basée sur
l’arrangement qu’en fit l’un des plus grands de l’instrument, pour le jazz. Et
l’on pressent bien ici l’impressionnisme evansien qui, passant par les mains
rompues à l’interprétation de cette école classique, va éclairer cette
version de toute sa dimension.
« China Gates » de l’un des compositeurs de cette école dite
minimaliste américaine que j’affectionne (et à laquelle il serait dommage de ne
l’affecter qu’exclusivement), à savoir John Adams poursuit en une longue trace
d’immobilité relative et répétitive la route ouverte par le jazz evansien. Un
flot d’images, de sentiments surgit alors s’emmêlant sereinement mais
mélancoliquement à ces aigus impassibles, sans rupture, hypnotiques, à peine perturbés
par quelques octaves d’une basse qui ne veut s’imposer et qui cherche juste son
point d’équilibre.
Une pièce féérique à laquelle va se succéder avec un sens de l’agencement de
programme absolument parfait la « Fantasia on an Ostinato » de John
Corigliano qui, sur un timing quasi égal à celui des variations de Copland va
perpétuer ce rêve éveillé, mystique et mystérieusement accroché à ce motif fantomatique
obsessionnel qui hante l’espace sonore.
Et qui se terminera par l’évocation de l’allegretto de la 7e de
Beethoven, spectral, solitaire, vertical.
Bon, ok… je m’attarde sur cet album, mais il possède une telle richesse…
La musique composée pour le cinéma est un des vecteurs les plus importants de la musique américaine (avec la comédie musicale qui elle aussi a envahit le grand et le petit écran,
au-delà des théâtres dédiés au « genre »). Il semblait évident que
notre pianiste lui rende un hommage vibrant et quel bonheur en premier lieu que
de trouver là le compositeur Dave Grusin. Ce compositeur qui avait grâce à ses
royalties crée le label GRP, le G symbolisant son nom.
L’exigeant « Memphis Stomp » (tiré de "the firm") convient parfaitement à notre pianiste
qui nous fait carrément oublier qu’il est … un pianiste classique, tant il fait "groover" le titre.
Puis ce sera le thème indicible de poétique composé par Thomas Newman, cet
immense figure de la musique dite de B.O – un thème qui, si l’on a aimé le film "american beauty" et ce qu’il sous-entend, l'exprime et le pose.
Et, par sa magie digitale, Daniil
Trifonov va faire frissonner de clarté l’espace dans lequel l’on se trouve.
Retour à la dimension orchestrale avec ce superbe concerto pour piano de Mason
Bates, aux mouvements simplement intitulés I, II, III.
Cette écriture orchestrale réellement identifiable comme américaine est là,
face à nous, perpétuant les avancées gershwiniennes, creusant le sillon de
l’imagerie sonore cinématographique, jouant sur le mouvement, le changement, le
développement fugace et instantané.
Là aussi, l’exigence est un rendez vous à ne manquer sous aucun prétexte, dont
celui qui consisterait à une exagération sentimentaliste, là où la réalité
musicale et sa densité par une écriture concise, riche et précise suffisent de
par leur simple exécution.
Enfin simple, n’est guère le mot… car ce concerto possède une richesse d’idées,
de jeu de timbres (les claviers percussions sont à l’honneur, sans parler des
pupitres de cuivres, somptueux, solennels, représentatifs), de motifs, qui
surprendra instantanément l’auditeur et incitera sa curiosité.
Une œuvre où le piano est réellement inclus comme élément installé dans la
dimension orchestrale.
Et ce second mouvement, quelle beauté avec ces vagues mélodiques pour
solistes, détaillées et subtiles !
L’album se termine par John Cage et du silence de « 4.33 » l’artiste
aura préféré l’emplir de l’atmosphère quotidienne de New York, une cité où le
silence ne peut exister « physiquement » mais qui en est emplie,
d’une autre sorte, sous une autre dimension.
La vie grouillante autour de celui-ci devient alors périphérique et il prend
une place mentale.
Aujourd’hui, le silence existe-t-il réellement ?
Qu’est il … vraiment.
En tout cas « My American Story – North », ce qui laisse présager un
prochain chapitre plus au sud est un album rare, de ceux qu’il faut posséder
pour mieux l’écouter, le chérir et obligatoirement l’adorer.
Cette histoire que nous conte Daniil Trifonov est un conte musical éveillé,
empreint de son amour pour ce pays et sa culture, sa musique auquel il rend un
merveilleux et magistral tant que respectueux hommage.
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Fin de ce troisième chapitre pianistique.
Un belle semaine à vous en piochant dans ces albums, au gré du temps, de l'envie et des humeurs.
Merci de votre passage.
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