PIANO … pianissimo … (2024 - Chapter three)

 

PIANO … pianissimo … (2024 - Chapter three)

Du piano … comme toujours du piano … finalement du piano.
En dessins et architectures.
Avec bien des registres …

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ROBERTO LOREGGIAN – « Händel : 8 Great Suites for Solo Harpsichord (HWV 436-433) – Da Vinci Classics 2024.

Pour ouvrir ce nouveau chapitre partons pour un voyage dans un temps où le piano n’était même pas encore forte, un temps où le clavier se tempérant s’exprimait en ornementations, trilles et autres mordants. Il était alors soit clavecin, épinette, ou orgue majestueux.
Et ses compositeurs, déjà, le vénéraient et en faisaient leur principal instrument/outil permettant d’élaborer leurs pensées et idées d’une musique qui n’était pas encore vraiment art, mais plutôt science.
La science de l’organisation du son, ce savoir éminent, ce domaine particulier consistant à agencer l’abstrait pour en faire, par une organisation rigoureuse, théorique, méthodique et aux règles en constante évolution, un moment s’inscrivant dans le temps tant qu’intemporel.

La suite est un ensemble de pièces issues généralement des caractéristiques des danses en vogue et organisées afin de devenir pièces de concert.
On trouvera donc dans une suite, une sorte de medley, à la fois des thèmes populaires ou issus de la tradition ainsi que des rythmes spécifiques aux danses traditionnelles ou plus exactement référentes d’un pays, d’une région, d’un comté, d’un duché, etc.
Ainsi Gigue, Courante, Allemande, Sarabande, Doubles, Airs, Passacaille vont se croiser dans une organisation méthodique avec des mouvements tels que Andante, Allegro, Largo, Adagio et chaque suite sera bien sûr présentée, comme il se doit, par un prélude, une ouverture…
Tout cela est très codé, organisé mais une fois l’entrée dans le format « suite » engagée, le compositeur reste maitre d’une certaine latitude organisationnelle et ses enchainements sont encore régentés selon son propre gré, selon sa propre gestion.
Il faudra attendre que Haydn installe une régulation de la forme pour que tout cela soit cadré par un schéma qui restera en vigueur de façon quasi immuable pendant quelques siècles, ce même jusqu’à la fin du romantisme où même chez Mahler, la forme reste plus qu’un filigrane (ainsi que le recours à l’élément populaire). Ce dont il sera difficile de s’affranchir.
Alors la suite va revenir afin que la musique s’éveille dans un cadre plus libre, moins formel (« Suite Bergamasque », Debussy – « Le tombeau de Couperin », Ravel, « Lulu Suite », Berg…) et la symphonie s’élargira en poème symphonique.

G.F. Händel est un compositeur que j’écoute souvent et dont systématiquement la musique me plonge dans une sorte d’état second, de quiétude tant que de plaisir.
Ses suites pour clavecin font partie du répertoire qu’il soit en pure expression baroque, comme ici, remarquablement jouées par Roberto Loreggian, au clavecin ou parfois au piano au détour d’un programme pianistique qui met en évidence leur expressivité musicale.

Händel est un compositeur qui, dès que l’on part à sa rencontre, va ouvrir un champ de délicatesse, d’élégance, de poétique savamment organisée, de galanterie effective et non désuète.
Händel c’est la mise en musique d’un art de vivre, d’être, d’une époque faite de conventions, d’ordres et de règles que l’intelligence et l’imprudence libertine savaient déjouer, s’en émanciper, tout cela avec style, façon, manière, savoir-faire.
L’écoute de ces suites transporte vers ce temps certes mettant en avant une certaine société oisive, épicurienne, affairiste, esthète, noble ou bourgeoise, riche, nantie, corrompue, intrigante, puissante … mais en ce même temps elle offre ce voyage dans le temps où l’imagerie et le mot baroque prennent toute la panoplie de sens avec décorum, enluminures, raffinement, préciosité et délicatesse.

Alors le son cristallin et nerveux du clavecin - porté par ces rythmes envoutants et étourdissants, par ce jeu mélodique chargé d’effets destinés à renforcer l’expression et charger l’esprit d’affres, de soupirs, d’états d’âme - reprend et retrace en parfaite correspondance l’essence de cette époque, comme s’il en était le témoignage encore vivant.

Puis le piano-forte puis le piano vont arriver et le mettre au placard, le ranger après ses décennies de bons et loyaux services, l’oublier et même, symbole royaliste et noble, il sera parfois détruit et réduit au silence.

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MAURIZIO & DANIELE POLLINI – « Schubert » - DG 2024

Voici le dernier enregistrements du grand pianiste Maurizio Pollini, dédié à Schubert.
Il a une valeur toute particulière car son fils va le rejoindre pour la fantaisie en Fa mineur, écrite pour 4 mains.

Pour la famille Pollini, Schubert est un compositeur symbolique, représentatif, auquel le père comme le fils, dans sa lignée, sont particulièrement attachés.

Ces considérations posées et au-delà de l’idée d’attaquer un bout de chronique sur le dernier album du pianiste emblématique de l’instrument, aux enregistrements multiples et bien souvent servant de référence, je me suis posé la question du comment aborder un tel album, testamentaire, quelque part.
Et peut-être aussi dernier témoin d’une époque bénie de l’enregistrement classique qui fit apparaitre dans l’aura médiatique, par le support évolutif (vinyle, K7, Cd, streaming…) en la démocratisant, la musique classique.

Ces interprètes furent des passeurs, contribuant à mettre la musique classique jusqu’alors souvent réservée à une élite sociale à une portée plus large, la promouvant de façon démocratique pour toutes et tous, par le disque.
L’évolution fut fulgurante et des labels alors appelés maisons de disque, tels qu’ici, le plus caractéristique en ce qui concerne la musique classique, à savoir Deutsche Grammophon, participèrent pleinement à cette médiatisation de ce pan énorme de la musique.

Elles mirent et continue de le faire, les « moyens » …
Des moyens technologiques, allant jusqu’à oser des lieux dédiés à l’enregistrement qu’il soit symphonique ou de plus petite forme musicale, comme ici, le piano dans toute sa splendeur. Ces moyens technologiques tant d’ingénierie (et de personnel spécialisé), que de matériel, d’innovation en matière de prise de son, de spatialisation, de lien avec la Hifi ont créé des générations d’audiophiles, de mélomanes du disque.
Les moyens parallèles mais pas des moindres furent ceux qui permirent à ces artistes de se produire encore plus, de faire les promotions de leurs albums, organisés en programmes, bien souvent, conceptuels avant que cela ne devienne une sorte de « mode » - ces interprètes sont devenus des stars du classique.
Maurizio Pollini en est un vibrant et remarquable exemple.
Il fut et reste incontournable et ce qu’il a apporté en lecture, vision, interprétation du répertoire pianistique l’est tout autant.
Ces « moyens » ont aussi fait naitre des vocations, émerger des interprètes de la plus grande valeur et bien entendu, sur le marché, au regard de leurs popularités respectives, les « avoir » entrait également dans le jeu commercial du business de la concurrence.
C’est une donnée à prendre en considération et en tout cas à ne pas oublier – le « star system » n’est pas exclusivement réservé au rock, à la pop internationale et à la variété identitaire d’un pays… (Callas, Pavarotti, Karajan, Bernstein, Gould, Pollini, Algerich, Buniatishvili, Christie, Alagna, Bartoli, Abbado, etc.)

C’est ainsi, mais… et il faut s’en réjouir…
Ces artistes ont contribué (et ils continuent) à faire connaitre la musique classique de la façon la plus large possible, profitant certes de la labélisation de leur art, mais avec un don, une bonté, une générosité musicale, artistique et humaine indiscutables.
Et une conscience…
Ils ont aussi contribué à faire émerger « du répertoire », autrement dit, ils ont cherché, ils ont mis en avant, ils ont osé des œuvres et des compositeurs qui sans eux seraient restés dans l’ombre.
Et puis ils ont porté le degré de l’idée d’interprétation à son plus haut niveau, à sa plus haute exigence, à son plus haut degré de respect et d’exécution de l’œuvre, de sa lecture, de son analyse qu’ils ont poussé dans des retranchements méthodiques, historiques jusqu’alors limités à la seule transmission de savoir de maitre à disciple.
Et ainsi la professionnalisation, les concours, l’enseignement même ont aussi considérablement évolué et se sont ouverts et offerts à toutes et tous, plus largement.

Dépassant la simple pièce de concert, l’œuvre a obtenu - par l’enregistrement qui « immortalise » - un haut degré d’exécution et d’interprétation avec cette volonté de la part de l’artiste interprète que l’enregistrement soit une pierre de l’édifice historique et laisse sa trace indélébile, ineffaçable… par son engagement envers celle-ci, par la qualité d’interprétation qu’il aura insufflé et par l’immense travail qu’il aura accompli en amont afin de livrer cet enregistrement au « grand public ».
Un travail qui n’aura pas été que pianistique, mais de recherche, de passé, de culture, dépassant souvent le seul axiome musical.

Qui n’eut aimé avoir un témoignage enregistré d’un concert de Franz Liszt, considéré comme une bête de scène pianistique au même degré qu’un Jarrett de nos jours ?
Comment sonnaient et comment jouaient les ensembles symphoniques dirigés par Mozart ?
Tant de questions que l’enregistrement évoluant au XXe siècle a pu non solutionner, mais éclairer.
Stravinsky par Stravinsky est un sacré éclairage pour l’interprète qui n’avait jusqu’alors comme matériau que la partition… et la "transmission".

Aujourd’hui…
La production musicale classique se porte à merveille si l’on en croit le nombre phénoménal de sorties d’albums, de concepts en tout genres, d’époques ratissées, de compositrices et compositeurs redécouvert(e)s, si ce n’est découvert(e)s et il ne faut pas oublier qu’en amont de cette démocratisation ahurissante ce sont des artistes comme Maurizio Pollini qu’il faut remercier.

Schubert est un peu comme Mozart, un génie mort jeune et à l’œuvre conséquente.
Schubert c’est la poésie romantique mise en formes sonores, en musique, en sentiments mélodiques.
Quand j’écoute Schubert tout cela s’installe, s’écrit, se dessine pleinement.
Schubert, en album posthume et testamentaire par le père et le fils Pollini c’est le dernier cadeau musical que nous offre l’immense pianiste.
Et au long de ces trois œuvres parcourues d’une tendre émotion familiale, d’une retenue majestueuse, d’un intimisme particulier notre âme va divaguer et se laisser charmer lentement, sûrement, implacablement.

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ISABEL DOBARRO – « Kaléidoscope – (contemporary piano music by female composers from around the world » - Grand Piano 2024.

Voilà bien un projet tant innovant qu’ambitieux et je dirais lumineux d’ingéniosité et d’intérêt.
Dobrinka Tabakova, Gabriela Ortiz, Nkeiru Okoye, Suad Bushnaq, Yoko Kanno, Tania Leon, Carolyn Morris, Karen Tanaka, Claudia Montero, Julia Wolfe, Caroline Shaw, Carme Rodriguez…
Vous connaissez ces compositrices ?
Je n’en connais aucune…
Les voici réunies dans ce « kaléidoscope » sous les doigts et le mental habile et pertinent de Isabel Dobarro, qui impose, dans cet album, leur musique.
Leur musique, qu’elle veut mettre en avant, défendre et soumettre à la face du monde musical.

Le « pari » semblerait risqué, osé, volontariste et forcément engagé, mais il faut toujours des interprètes pour défendre, faire connaitre et découvrir leur génération contemporaine de créateurs.
Et puisqu’enfin - sans qu’une volonté de récupération idéologique et politique ne sache s’inviter comme on en a la déplorable habitude, en tous sens et en tout désordre - la femme compositrice, créatrice d’œuvres, apparait en ce premier quart de XXIe siècle comme une évidence incontournable et radicalement acquise de la réalité culturelle, un tel projet ne peut qu’avoir un sens logique.
Le programme présenté et proposé est organisé de telle façon que l’on pourra aisément en premier lieu, simplement se laisser naviguer et se laisser faire au gré de ces pièces pianistiques ayant chacune une personnalité et une identité particulières.
Puis, en second lieu, on pourra tout à loisir chercher à retenir tel ou tel nom, s’amouracher de telle ou telle pièce, la détacher du contexte global ou l’y rattacher tant cette progression est éminemment pensée.

Enfin, au-delà de ces considérations propres à chacun et chacune, on se réjouira tout de même de savoir la musique et son axe créatif en grande forme, en parfaite maturité, là où l’on croirait avec aigreur et attitude blasée que plus grand-chose n’est, que la création semble au point mort et que le choix pléthorique qui nous est offert est à un certain point de saturation, renforcé par le plaisir médiatique à installer une zone de confort de plus en plus réductrice.
Alors de tels projets ont le pouvoir de réajuster les choses.
Tant pis pour les aigris du bocal dans lequel ils adorent tourner et s’admirer en se pâmant sur leurs éternels poncifs d’interprétations et de redites qu’ils souhaiteraient inédites.

On constatera également qu’autour de ces pièces se décline un savoir, une culture, une « éducation », une connaissance du matériau musical bien réel(le)s, sensibles, assumé(e)s et exprimées au travers de personnalités (et de contrées, de peuples et cultures) bien représentées tant que représentatives.
Ces pièces composées au XXIe siècle sont également symboliques de cette ère qui s’est ouverte en un second millénaire où, au-delà des multiples questionnements existentiels que nous impose l’actualité cruelle de l’humain, l’art reste un refuge ontologique prédominant.

Magistralement interprétées par cette jeune pianiste, elles prennent en instantané et pour le futur leur place dans l’immensité musicale qui n’en finit pas de s’agrandir.

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MARI KODAMA – « Bruckner : Piano Works » « - Pentatone 2024

On connait surtout Anton Bruckner pour ses gigantesques symphonies – c’était loin d’être le cas quand j’étais étudiant au Conservatoire où même certains de nos professeurs en ignoraient jusqu’à son nom  – enfin mises en répertoire, régulièrement et en enregistrements majestueux, comme le veut la texture de sa musique.
Comme souvent – par exemple avec Richard Strauss – ces compositeurs d’ouvrages monumentaux ont également écrit pour des contextes, des formes, des sentiments même… plus intimistes, introvertis, secrets.
C’est le cas ici pour Bruckner qui a écrit pour le piano ces pièces qu’il dédiait à ses élèves féminines, avec une certaine timidité et pudeur.
Bruckner était un homme courtois, éduqué, discret, timide.

Nous sommes pourrait on croire loin des fresques orchestrales magistrales du compositeur avec ces pièces pianistiques aux influences que les spécialistes aiment à décortiquer et pointer de l’oreille.
Pourtant, dès ce premier mouvement de la sonate en Sol mineur on « sent » cette direction orchestrale, cette vision symphonique au travers du seul piano.
Par la prégnance intense du clavier, par le registre qui est développé, par le souci de forme et de développement, par, tout bonnement, une écriture orchestrale du piano.

Et puis, pour le plus grand des plaisirs, il y a ce trait mélodiste caractéristique du compositeur qui va parcourir de façon évidente l’entièreté de l’album, remarquablement interprété dans la pure lignée romantique par Mari Kodama, qui fait ressortir et apparaitre toutes les subtilités, facettes, angles, détails et grandeurs de ces pièces.
Des œuvres qui, à l’occasion du bicentenaire de la naissance du compositeur risquent de prendre une place légitime dans le répertoire pianistique du romantisme.
Elles dépassent le simple critère de curiosité et vont nous faire découvrir une facette encore inconnue du grand compositeur dont, déjà, la musique symphonique a mis du temps à percer et s’installer dans le paysage d’une histoire de la musique qui n’en a pas fini de creuser, chercher et partir à la découverte de merveilles telles qu’ici.

« Stille Betrachtung an einem Herbstadend » ou contemplation silencieuse un soir d’automne… parfait en ces temps mélancoliques.
Et que dire du trio et menuet en sol Majeur qui suit avec son infinie élégance empreinte d’un classicisme courtois et précieux…
ou de ces deux valses en mi bémol Majeur, au charme distingué qui installent une fraicheur immédiate.

Un éclairage sur Bruckner qui risque fort de reprendre voir réviser l’angle d’écoute du grand compositeur.

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DANIIL TRIFONOV / YANNICK NEZET-SEGUIN / PHILADELPHIA ORCHESTRA – « My American Story – North » - DG 2024

Daniil Trifonov vit désormais à New York et le pianiste russe assume pleinement sa nouvelle identité américaine et se plonge en hommage à ce pays d’adoption, dans  le réalisme de sa culture et de son patrimoine musical.

Le jazz et Art Tatum ouvrent l’album, admirable ré-écriture et réinterprétation de « I Cover The Waterfront ». Tatum par Tatum mais également là par un autre virtuose ça reste impressionnant et indécent d’aisance virtuose.

Après cette « mise en éveil auditif », on passe très vite au Concerto pour Piano de George Gershwin qui est interprété immédiatement avec le constat d’une rare magnificence. L’association entre une direction pointue et généreuse de Y.Nezet-Seguin et l’hyper aisance virtuose de l’incroyable pianiste touche d’un trait à l’essentiel du grand compositeur américain entre sérieux, jazz, facétie, difficulté extrême sous couvert de facilité apparente, sens mélodique cinématographique et démesure de Broadway.
Toute la richesse inventive et luxuriante du compositeur émerge de cette interprétation d’une incroyable précision, d’une rare pertinence et d’une lecture d’une formidable actualité.
Tout ce pan de culture américaine qui pourtant se cherchait des besoins éducatifs en vieux continent - non encore consciente de la richesse de ce qu’elle était capable de créer de par sa jeunesse relative, de par sa fougue et sa vigueur réellement émergentes d’un nouveau monde et donc d’une nouvelle approche à tous degrés – est et surgit là au détour de cette interprétation et de ce concerto qui déploie l’orchestre tant que le piano dans des registres et des facettes techniques et imaginatives jusqu’alors inexplorées tant qu’inédites.
On sort presque épuisés tant qu’enthousiasmé de l’Allegro / premier mouvement puis on va au gré du second mouvement se heurter à toute l’imagerie jazz cinématographique en noir et blanc qui est cette culture américaine qui nous a été – à nous, installés sur ce vieux continent – suggérée, évoquée, transmise et que l’on n’a de cesse d’admirer, profondément, comme l’on aime cette connotation jazz qui émerge naturellement avec ce sentiment imagé.
Le jeu de rôles entre le piano et l’orchestre et l’aisance quasi humoristique qui émerge en tous sens éclaire l’œuvre d’un tout autre angle que certaines versions trop sérieuses, trop volontairement classiques, jamais culturellement réellement américaines n’arrivent que rarement à exprimer.
Tel Gershwin lui-même Daniil Trifonov s’amuse.
Il joue de la/sa et de leur(s) virtuosité(s) incomparable, il joue sur le registre et la palette incroyablement diverse des sentiments, il jongle sur les multiples prétextes et facéties que propose le texte musical, sorte de puzzle aux couleurs changeantes, aux angles mouvants, aux détours et chemins démultipliés et d’une incommensurable richesse tant d’idées que de luxure orchestrale et pianistique.
L’Allegro Agitato, qui n’est pas sans faire penser à certaines pièces que fera pour Hitch le formidable Bernard Herrmann, va parachever le concerto qu’il conviendra de réécouter de nombreuses fois tant sa richesse d’idées en première écoute propose d’approches diverses et d’une grande variété d’axes.
Cette musique reste incroyable de multiplicité, de jeu des possibles et d’écoutes de ces possibles. Elle suppose une évidence de maitrise orchestrale du plus haut degré tant la difficulté d’exécution est à chaque détour, à chaque moment, elle suppose donc une direction à l’identique avec une lecture et une pertinence qui obligent un chef dépassant la seule zone spectrale du classique.
Elle suppose une réelle culture de ce sujet, Gershwin est un compositeur différent des usages, qui a également installé dans le paysage de la musique américaine tant de titres devenus des standards – rendant la frontière entre savant et populaire plus que ténue, si ce n’est inexistante.
Et c’est bien là certainement le modernisme de cette « nouvelle » culture.
Voilà donc une version de ce Concerto qui prend en compte tout cela, par des interprètes (Y.Nezet Seguin, Daniil Trifonov et un Philadelphia Orchestra) en pleine plongée dans ce que fut et reste Gershwin, représentant éminent de la musique américaine et reflet de cette culture qu’ils représentent ici en immersion totale.
Rien que pour cette version du Concerto l’album mérite le détour et il serait presque recommandé de l’écouter seul, ou à part pour en saisir la pleine puissance.

Seulement voilà, le pianiste n’en aura pas terminé avec ce merveilleux voyage et le voici qui va réélaborer les variations pour piano de Aaron Copland, autre figure intemporelle et incontournable des compositeurs américains. Et là encore, en place d’une austérité qui semblerait de mise quand on se confronte à cette contemporanéité, à cette complexité apparente, à ce sujet musical aux figures retords, Daniil Trifonov réussit à emmener vers une totale immersion à l’intérieur de ce piano si seul, si étrangement féérique, si épars et multiforme. Le piano dans sa vision contemporaine américaine la plus dense qui soit.

Décidément Daniil Trifinov a l’envie d’adopter en complète adhésion, avec ses capacités tant techniques que musicales, le pan pianistique le plus large possible de ce pays d’accueil. Le voici maintenant avec la version de « When i Fall in Love » de Bill Evans, méticuleusement retranscrite et basée sur l’arrangement qu’en fit l’un des plus grands de l’instrument, pour le jazz. Et l’on pressent bien ici l’impressionnisme evansien qui, passant par les mains rompues à l’interprétation de cette école classique, va éclairer cette version de toute sa dimension.

« China Gates » de l’un des compositeurs de cette école dite minimaliste américaine que j’affectionne (et à laquelle il serait dommage de ne l’affecter qu’exclusivement), à savoir John Adams poursuit en une longue trace d’immobilité relative et répétitive la route ouverte par le jazz evansien. Un flot d’images, de sentiments surgit alors s’emmêlant sereinement mais mélancoliquement à ces aigus impassibles, sans rupture, hypnotiques, à peine perturbés par quelques octaves d’une basse qui ne veut s’imposer et qui cherche juste son point d’équilibre.
Une pièce féérique à laquelle va se succéder avec un sens de l’agencement de programme absolument parfait la « Fantasia on an Ostinato » de John Corigliano qui, sur un timing quasi égal à celui des variations de Copland va perpétuer ce rêve éveillé, mystique et mystérieusement accroché à ce motif fantomatique obsessionnel qui hante l’espace sonore.
Et qui se terminera par l’évocation de l’allegretto de la 7e de Beethoven, spectral, solitaire, vertical.
 
Bon, ok… je m’attarde sur cet album, mais il possède une telle richesse…

La musique composée pour le cinéma est un des vecteurs les plus importants de la musique américaine (avec la comédie musicale qui elle aussi a envahit le grand et le petit écran, au-delà des théâtres dédiés au « genre »). Il semblait évident que notre pianiste lui rende un hommage vibrant et quel bonheur en premier lieu que de trouver là le compositeur Dave Grusin. Ce compositeur qui avait grâce à ses royalties crée le label GRP, le G symbolisant son nom.
L’exigeant « Memphis Stomp » (tiré de "the firm") convient parfaitement à notre pianiste qui nous fait carrément oublier qu’il est … un pianiste classique, tant il fait "groover" le titre.
Puis ce sera le thème indicible de poétique composé par Thomas Newman, cet immense figure de la musique dite de B.O – un thème qui, si l’on a aimé le film "american beauty" et ce qu’il sous-entend, l'exprime et le pose.
Et, par sa magie digitale, Daniil Trifonov va faire frissonner de clarté l’espace dans lequel l’on se trouve.

Retour à la dimension orchestrale avec ce superbe concerto pour piano de Mason Bates, aux mouvements simplement intitulés I, II, III.
Cette écriture orchestrale réellement identifiable comme américaine est là, face à nous, perpétuant les avancées gershwiniennes, creusant le sillon de l’imagerie sonore cinématographique, jouant sur le mouvement, le changement, le développement fugace et instantané.
Là aussi, l’exigence est un rendez vous à ne manquer sous aucun prétexte, dont celui qui consisterait à une exagération sentimentaliste, là où la réalité musicale et sa densité par une écriture concise, riche et précise suffisent de par leur simple exécution.
Enfin simple, n’est guère le mot… car ce concerto possède une richesse d’idées, de jeu de timbres (les claviers percussions sont à l’honneur, sans parler des pupitres de cuivres, somptueux, solennels, représentatifs), de motifs, qui surprendra instantanément l’auditeur et incitera sa curiosité.
Une œuvre où le piano est réellement inclus comme élément installé dans la dimension orchestrale.
Et ce second mouvement, quelle beauté avec ces vagues mélodiques pour solistes, détaillées et subtiles !

L’album se termine par John Cage et du silence de « 4.33 » l’artiste aura préféré l’emplir de l’atmosphère quotidienne de New York, une cité où le silence ne peut exister « physiquement » mais qui en est emplie, d’une autre sorte, sous une autre dimension.
La vie grouillante autour de celui-ci devient alors périphérique et il prend une place mentale.
Aujourd’hui, le silence existe-t-il réellement ?
Qu’est il … vraiment.

En tout cas « My American Story – North », ce qui laisse présager un prochain chapitre plus au sud est un album rare, de ceux qu’il faut posséder pour mieux l’écouter, le chérir et obligatoirement l’adorer.
Cette histoire que nous conte Daniil Trifonov est un conte musical éveillé, empreint de son amour pour ce pays et sa culture, sa musique auquel il rend un merveilleux et magistral tant que respectueux hommage.

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Fin de ce troisième chapitre pianistique.
Un belle semaine à vous en piochant dans ces albums, au gré du temps, de l'envie et des humeurs.
Merci de votre passage.

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