JAZZ NEWS 2025 … Chapitre 3 … Theo Croker, Sullivan Forner / Fabiano Do Nascimento / Kelsey Mines / Levitation Orchestra.
JAZZ NEWS 2025 … Chapitre 3 … Theo Croker, Sullivan Forner / Fabiano Do Nascimento / Kelsey Mines / Levitation Orchestra.
Décidément la cuvée 2025 propose de bien belles visions artistiques.
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01- THEO CROKER, SULLIVAN FORNER : « Play » - Act 2025.
Theo Croker : trumpet | Sullivan Fortner : piano.
Ils avaient de prime abord imaginé enregistrer un album de standards, mais pour
leur première collaboration en duo (alors qu’ils travaillent en groupe sous le
leadership de Croker), ils ont choisi la création.
Conceptuellement la direction est basée sur un mode créatif plutôt sympathique.
Improvisation totale à partir d’un minimum de consignes communes : notes,
tonalité, tempo, en somme rien de bien nouveau, ce histoire de lancer le
dialogue en le cadrant à minima …
Si le premier titre « a prayer for peace » est chargé d’une
spiritualité logique qui induit une mélodie en forme d’hymne spirituel, la
suite de l’album va progressivement toucher à tout ce qu’un imaginaire et des
compétences musicales peuvent offrir quand il s’agit d’improvisation, de
liberté, ce, sur base de dialogue, utilisant, comme langage, celui de la
musique et du son, de l’instrument et de ses possibilités, de l’imagination et
des mots musicaux.
On sera fascinés par la présence hyper réaliste de la trompette de Theo Croker
qui bénéficie d’une prise de son d’une proximité avantageuse, ce qui augmente
la vérité de ce projet.
Sullivan Fortner joue le piano sous tous ses registres, incitateur, peintre des
sentiments, abstracteur de l’espace sonore instrumental. Il utilise le piano
dans tous ses états – entendons par là les siens.
Il faudra un petit temps, certainement pour insister et franchir le cap de
certaines pièces, libres et abstraites, contemporaines dans le sens où ce moyen
d’expression musical franchit les portes du seul jazz, tout en s’en servant.
Mais cette visite, comme l’on visite passionné une galerie d’expositions de
tableaux aux textures modernistes qui accrochent le regard, font s’interroger,
se recueillir aussi, apportera un grand recul sur soi, sur ce monde, sans que
cela soit réellement exprimé de la sorte.
Elle imposera réflexion ; elle offrira un voyage méditatif et
extrasensoriel ;
Elle « positionne » et nous positionne.
Et, comme dans tout art contemporain, elle permettra de dépasser la seule idée
de musique pour aller au-delà, vers la pensée, vers l’expressionisme pur dont
le vecteur de langage est l’art musical.
Absolument essentiel.
02- FABIANO DO NASCIMENTO : « Cave Jazz » - Leaving Records
2025.
Fabiano de Nascimento : guitars, electronics | Paulo Santos : hand
percussions | U-Zhaan : tablas |
Ricardo « Tiki » Passilas : percussions | Jennifer
Souza : vocals.
Dépaysement total sous cette étiquette jazz.
D’emblée on pense à Egberto Gismondi et on ne se trompera pas car le guitariste
reprend « Salvador », titre oh combien symbolique du compositeur
brésilien.
Fabiano do Nascimento est un de ces jeunes guitaristes brésiliens qui porte la
musique de son pays de façon universelle, contemporaine, actuelle sans oublier
ses sources traditionnelles.
Un compositeur qui sait à la fois exploiter les multiples ressources de ses
guitares aux lutheries multiples qu’il utilise pour exprimer pleinement sa
vision musicale, mais aussi d’une électronique qu’il embarque au gré de ses
voyages tant planétaires que musicaux.
Il est brésilien d’origine, né à Rio.
Il vit entre Los Angeles et Tokyo et sa musique est le genre de parenthèse
sonore qu’il fait bon découvrir.
On a parlé d’entrée de Egberto Gismondi et je me retrouve là, sans aucune autre
idée de mimétisme ou de copiage dénué de sens, dans une prolongation, dans une
réflexion, dans une dimension qui reprendrait les chemins tracés par le
formidable artiste.
Je prends aujourd’hui mes deux albums fétiches d’Egberto (« Danças das
Cabeças » et « Solo ») et je sais désormais quel artiste je peux
leur associer, chose pas si simple qu’il n’y parait…
Enregistré au Brésil où l’artiste et ses amis restèrent confinés en studio
suite à l’immense incendie qui ravageait le Brésil, puis au Japon, ce
merveilleux album – très intimiste – est une invitation au voyage permanente
qui s’égrène au fil des titres, un à un…
Un ticket pour un Brésil amazonien, un Japon resplendissant, une Cité des Anges
bouleversante.
03- KELSEY MINES : « Everything Sacred, Nothing Serious » - OA
Records 2025.
Kelsey Mines : vocals, bass | Elsa Nilsson : flûte, bass flûte |
Beserat Tafesse : trombone | John
Hansen : piano | Danilo Silva : guitars | Machado
Mijiga : drums | Jeff Bush : percussions.
C’est une amie flûtiste (et également cheffe d’orchestre) avec laquelle j’ai le
plaisir de travailler qui m’a fait découvrir cette formidable artiste.
Voix-Contrebasse, cela fait instantanément penser à Esperanza Spalding, mais
j’arrête immédiatement la comparaison, ce même si une certaine complexité
d’écriture est installée ici dans tous les recoins d’écoute, ce qui pourrait,
quelque part les rapprocher.
Une association flûte-trombone, voilà qui n’est pas commun et qui installe une
couleur tant inédite que très lyrique, ces deux instrument ayant bien souvent
ces rôles orchestraux chantants.
Alors les associer, les écrire en contrepoint ou harmonie, selon des cas de
figure, c’est un degré d’écoute assez miraculeux, d’autant que côté solistes
improvisateurs (« Sitting and Not Waiting »-« Pluriverse »),
l’une comme l’un savent attirer l’oreille. Et, bien souvent flûte et trombone
seront associés aux parties réalisées par l’artiste lead en soutien, soit de sa
voix, soit de sa contrebasse.
Un album de contrebasse, produit par le bassiste du Pat Metheny Group et mentor
de l’artiste, Steve Rodby, ce qui lui confère une spécificité sonore très
équilibrée et organisée autour de l’instrument.
La compositrice offre là un univers moderniste, coloriste, presque aquarelliste
et constitué d’entrelacs harmoniques modaux qui permettent un jeu
d’improvisateur initiant l’inventivité, l’imagination, tout en restant posé sur
des usages fondamentaux du jazz, ce que John Hansen, le pianiste, sait
exploiter avec grand talent.
Parlons un peu de la contrebasse (« Staying with The Trouble » qui
permet tant aux doigts qu’en archet d’en apprécier l’immense valeur –
« Slow Moving » au jeu d’accords remarquable de précision),
généreuse, ample, ronde mais toujours mélodique et d’une imparable justesse
tant de hauteur que de rythme, précise et détaillée, fortement éduquée au
classique.
Une éducation que Kelsey Mines n’a nullement besoin de revendiquer tant sa
musique en est reflet, en jeu comme en écriture, instrumentation, orchestration
et agencement structurel.
Avec elle, un batteur (Machado Mijiga) qui sait envoyer quand cela est utile et
cela est tellement appréciable que cette notion « d’utile », là où
trop souvent, du fait de l’évolution galopante de l’instrument, on est face à
des déferlements soniques et/ou déstructurés, s’éloignant déplorablement du
propos.
Alors tous les instrumentistes peuvent prendre une place équitable dans le
propos qui, du fait de son écriture très riche, a besoin de cette lisibilité
parfaite.
Vocalement Kelsey Mines a les mêmes qualités que son jeu de contrebasse auquel
elle sait s’associer et n’en être nul complément, mais juste prolongation, les
deux instruments (voix et contrebasse – « Self Alchemization ») ne
faisant qu’un seul corps musical.
Elsa Nilsson sait s’associer à cette voix, sorte de chant complémentaire là
aussi, qui opère en seconde vocalise, rendant le jeu vocal encore plus
instrumental et le jeu instrumental plus… vocal. Elle s’associe encore à cette
contrebasse (« Slow Moving »), me rappelant quelque part les duos
entre Jeremy Steig et Eddie Gomez.
Parfois, la guitare de Danilo Silva s’invite, subtile, rythmiquement raffinée
et complète ces éléments à l’organisation métrique, parfaite, détaillée
(« Até »). Il s’offre aussi de belles plages de solos
(« Pluriverse »).
On oublierait presque les percussions de Jeff Bush tant elles s’imbriquent dans
le jeu du batteur et le complètent avec juste leur richesse sonore.
« Everything Sacred, Nothing Serious » est un de ces albums qui
dépasse le cadre de la sortie anecdotique parmi le foisonnement d’albums jazz
que le streaming et les nouveautés nous mettent à disposition. Il est plein de
ressources, il déploie une jeunesse lumineuse, il permet de découvrir des
artistes réunis autour d’une leadeuse qui à tous degrés déploie une
intelligence et une connaissance, tant qu’une capacité émotionnelle par la
musique qui laisse admiratif.
Ecoutez « Everything Sacred, Nothing Serious » et vous êtes certains
que votre journée non seulement va s’éclairer de positif, mais qu’en plus vous
remettrez ce petit bijou musical de nombreuses fois.
04- LEVITATION ORCHESTRA : « Sanctuary » - 5dB Records 2025.
Axel Kaner-Lindstrom : trumpet | Plumm : vocals | lluis Domenech
Plana : flûtes | James Akers ; Ayodeji Ijishakin : tenor
saxophone | Emma Barnaby : cello | Maria Osuchowska : harp | Leif
Kaner-Lindstrom : piano | Paris Raine : guitar | Hamish Nockles
Moore : bass | Harry Ling : drums.
Rien de nouveau me concernant, je reste fasciné par les
grands ensembles, les collectifs.
Le sens donné à l’écriture, l’orchestration, l’arrangement peut avoir tant de
multiplicité d’approches (ça rappelle un titre d’album de Steve Coleman).
Quel que soit le « style », l’évolution de ces collectifs est
forcément chargée d’influences nombreuses, d’intégrations diverses, de mélanges
savants et subtils, de rencontres et de passerelles. Cela a toujours été (cf
des groupes comme BS&T qui mélangeaient sous un packaging rock, tant le
jazz, que le blues le rythm’n’blues mais aussi le classique en reprenant par
exemple Satie) et continué (merci à Snarky Puppy). A cela prêt qu’aujourd’hui,
on le sait, les musiques ont tellement évolué ainsi que leur accès que cela
ouvre un champ de possibilités stylistiques et techniques quasi infini.
Pour peu que l’approche musicale sache en tirer les bonnes substances.
Ils sont londoniens.
Encore des Anglais direz-vous. Et il semblerait que la scène jazz anglaise soit
à ce point inventive et avant-gardiste qu’elle retienne les attentions.
Mais, parenthèse oblige de ma part, j’aurais l’occasion de me pencher sur ce
que devient ce jazz et comment il sait et peut évoluer en hexagone, malgré une
forme de crise qui, de sociale, impacte la culture, n’empêchant nullement pour
autant la création et l’ouverture.
Empêchant juste sa vie au sens le plus large du terme.
On parlera donc de la France plus tard, car, piste lancée là aussi par l’un de
mes amis musiciens qui s’intéresse à l’évolution de ce jazz qu’on aime, j’ai
creusé plus avant et là aussi, il y a de quoi largement satisfaire nos oreilles
curieuses.
Levitation Orchestra au regard des instruments présents offre d’emblée de
belles perspectives et un titre comme « Home » (suivi de
« Imladris ») confirmera la sensation première, tant au niveau de ce
que l’intitulé du groupe sous-entend (Levitation) que la « façon »
dont les artistes peuvent avec la pluralité instrumentale (incongrus que sont harpe,
violoncelle, flûtes…) lui donner un réalisme sonore.
La production avec les vocaux mixés de façon éthérée ajoute une vérité qui
change de ces mixages instrumentaux omniprésents, souvent de proximité auxquels
nous sommes souvent habitués en jazz (et en classique) et qui donnent la
sensation d’être au cœur de l’instrument.
Ici la prise de son est également collective et rend le sujet encore plus
vibrant, dense et « large ».
Je parcours cet album avec une fascination non camouflée pour cette musique
créée - et cela s’entend – collectivement afin, disent-ils de proposer des
suites musicales originales.
Levitation Orchestra vous transporte dans un espace musical onirique et
féérique où se croisent tant de chemins musicaux et d’influences qu’il serait
vain de s’amuser à les cibler précisément.
Nous voici effectivement face à une continuité logique de la musique
collective, ni révolutionnaire, ni provocatrice, ni même volontairement
déviante.
Une musique qui envoute, fascine, procure un arrêt temporel.
Impossible de citer tel ou telle instrumentiste, leur vie musicale interne
qu’elle soit de solistes (tous-tes incroyables – « Premedetatio
Malorum » …), de cohésion d’écriture collective, de choix de textures
(synthés usant volontiers d’effets electro, de nappes nébuleuses – guitares
chargées d’effets, voix…) est à un seul service, le concept créatif collectif.
On pourrait presque qualifier cela de jazz progressif, j’ose le mot.
J’avais bien pensé à chroniquer un cinquième album, mais après le Levitation Orchestra
il m’apparait insensé de passer à toute autre forme d’écoute…
Je préfère rester en suspens et conclure en rêverie sur leur dernier et immense
titre « Another Way », nocturne, étoilé comme ces nuits admirables
qui font partir vers des rêves optimistes.
Et avec eux je vous souhaite un excellent week-end.
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