E.C.M – Avant-garde et Modern Jazz 01 - (Gary Burton, Keith Jarrett, Art Ensemble of Chicago)
E.C.M – Avant-garde et Modern Jazz 01 - (Gary Burton, Keith Jarrett, Art Ensemble of Chicago).
Il y a des blogs consacrés exclusivement aux sorties des albums du label E.C.M.
Ils ont raison, ce label est tant remarquable en choix artistiques qu’en
qualité de prise de son absolument identitaire, ainsi qu’en production.
Un label atypique, à l’époque de sa création, puis au fil des décennies devenu
mythique.
Pour un-e artiste, signer « chez » E.C.M, c’est quelque part une
consécration, une sorte de graal, une reconnaissance dont il-elle sait très
bien que de là, même si ce n’est qu’un album, tout pourra changer.
E.C.M a énormément diversifié son catalogue, d’abord orienté vers une musique
improvisée européenne, généralement nordiste et allemande et signataire
d’artistes américain-es issu-es du jazz avant-gardiste et free – en gros – le
label s’est ouvert progressivement vers les musiques dites du monde, mais
toujours avec des artistes représentatifs de leurs cultures certes, mais
créatifs-ves.
Puis avec ses New Series le label a signé des interprètes de musique classique
pour un panel couvrant tant le baroque (même avant) que la musique dite
contemporaine et forcément quelques artistes de l’école américaine répétitive
ou minimaliste.
Dans les années 70 et au début des années 80, « s’offrir » un album
E.C.M était un investissement certes couteux, mais c’était la garantie de
découverte dont on savait que l’on ne se remettrait pas, qu’il faudrait être
attentif, capter, comprendre et s’autoriser à ouvrir des portes donnant vers de
nouvelles dimensions, des espaces différents de ce que l’on croyait avoir peut
être « cerné ».
Alors une fois le disque mis en platine, que ce soit du free, du jazz que l’on
nommait moderne ou contemporain pour simplement donner un sens à une musique
ouverte et improvisée, l’espace s’emplissait de couleurs sonores inédites, de
compositions sublimes, d’improvisations tant engagées qu’inoubliables, de noms
d’artistes prenant un sens…
L’automne s’installe et bien souvent et depuis longtemps, depuis le jour où,
pour le journal du lycée Stendhal où l’on m’avait chargé de la chronique
disques, cette saison je l’ouvre systématiquement avec mes albums du label. Et
ses sorties, diverses, parmi lesquelles je pioche vraiment au hasard.
Ce premier article lycéen était consacré à l’album de Ralph Towner
« Diary ».
Je me souviens par la suite avoir prêté de nombreuses fois mon exemplaire
jusqu’à… ne plus savoir à qui je l’avais prêté et l’avoir perdu…
Cet album, que j’ai bien sûr racheté par la suite proposait une musique
tellement différente de tout ce que j’écoutais alors que j’en connais les
moindres recoins, les moindres notes, les moindres ambiances et atmosphères.
Il m’a amené la guitare autrement, il m’a rapproché du classique différemment,
il m’a fait appréhender l’idée d’improvisation diversement et essayer des
approches cherchant radicalement ailleurs que dans ce que mon imaginaire ancré
dans mes écoutes et ma culture d’alors me soumettait de penser faire.
Puis il y eut le « Köln Concert » de Keith Jarrett, devenu en
l’espace de la fraction de secondes de la mise en platine de l’album, chez un
ami, mon idole absolue et indétrônable du piano, toutes catégories confondues,
ce, même en classique…
C’est aussi et ainsi que Terje Rypdal prit une place imposante avec Jan
Garbarek et « Sart » ou le progressive jazz de « Odissey »
et de là, le chemin de découverte d’artistes E.C.M ne cessa avec une fixette
obligatoire sur Pat Metheny et « Offramp » ou
« Watercolors ».
Et un album indispensable, coffret vinylique intitulé « Guitar Music From
E.C.M » qui m’amena vers John Abercrombie ou encore Egberto Gismondi…
Un ami musicien, saxophoniste du Big Band que je dirige et fidèle lecteur du
blog m’incite cette semaine à chroniquer un album qui n’est pas de Big Band,
mais « autre ».
Il veut mon avis sur ce jazz qui l’a, comme cela l’a été pour moi, je pense,
transformé.
Il aura donc, par un album, un artiste, un projet musical du label cherché la
musique autrement et cherché à la faire également, autrement.
Cet album sorti en 1976 est « Passengers » de Gary Burton et il a été
tant surpris qu’enthousiaste de savoir que non seulement je connaissais cet
album, mais qu’en plus je le connaissais au point d’en raconter quelques anecdotes,
musicales, et bien entendu que je « l’avais »…
A vrai dire, il est… chez mon fils aîné… le virus E.C.M, ça se transmet en
positif.
01- GARY BURTON – « Passengers » - E.C.M 1976.
Gary Burton : vribraphone | Pat Metheny : guitar | Eberhard
Weber : bass | Steve Swallow : bass guitar | Dan Gottlieb :
drums.
C’est donc par cet album que je commence cette plongée E.C.M, déclencheur de
cet article via mon ami saxophoniste.
Il n’y a pas de saxophone ici…
Ce qu’il y a ici c’est – comme souvent chez Gary Burton – une approche
totalement originale d’un jazz moderne, modal et coloriste.
Deux bassistes… c’est de prime abord ce qui interpelle – comment organiser ces
deux instrumentistes ?
Si l’on prête attention à ce simple critère qui est finalement la
caractéristique organisationnelle principale de l’album, on constate cette répartition
de rôles entre Steve Swallow, toujours et habituellement guitariste basse, ce
qui permet tant une sonorité qu’un axe de jeu immédiatement différents du seul
jeu de bassiste issu de la contrebasse et de l’accompagnement harmonique – il
est à gauche du spectre stéréophonique.
Un son rond, naturel, ample et souple, legato, chantant… et Eberhard Weber qui
joue une guitare basse à cinq cordes, de son invention, sorte d’hybride
vertical entre la contrebasse et la guitare basse, dont il joue également comme
d’une guitare basse, usant pour ce faire de pédales guitaristiques (chorus), ce
qui le distingue de Steve.
Eberhard raisonne plus comme un contrebassiste qui soloïse, et tant par sa
sonorité forcément sans fret (fretless) que son axe mélodique il se rapproche
d’un jeu instrumental et textuel tel que Jaco Pastorius, par exemple, l’a mis
en évidence.
Eberhard est le compositeur de l’un des titres de l’album « Yellow
Fields ».
Steve quant a lui a composé « Claude and Betty » qui va clore
l’album.
Décidément c’est une affaire de cordes, d’un côté.
De métaux de l’autre…
De cordes, et pour compléter ce jeu doublement guitaristique entre nos deux
bassistes de renom, rien de moins que Pat Metheny pour tenir la place centrale.
Au passage on notera qu’il est également le compositeur de trois titres de
l’album (nous y reviendrons plus loin, « Nacada », « The
Whopper », « B&G »), immédiatement marqués de son sceau, de
sa pâte – Pat Metheny est en quelques sorte le Keith Jarrett de la guitare…
Pôle tant de placement stéréophonique que de jeu de rôle, Pat Metheny remplit
plusieurs fonctions. Il va soutenir mélodiquement certains thèmes insufflant de
sa sonorité identitaire un dessin qui sans forcément le placer au centre du
propos, s’additionne de façon assez miraculeuse avec Gary, Eberhard ou Steve.
Il prendra bien entendu de multiples solos typiques de son jeu qui respire,
chante et est imprégné d’un axe caractéristique folk-song.
C’est Gary Burton qui a découvert, à l’université où il enseignait, Pat
Metheny. Il l’a immédiatement engagé dans son groupe et même si le succès l’a
fait rapidement se lancer en carrière solo (Gary le faisant remplacer par
M.Goodrick), le guitariste est resté fidèle à son premier « mentor ».
Leader de tout cet espace ouvert et diaphane, Gary Burton règne en maestro
absolu, sans autorité, sans prise de pouvoir sonore, sans mise en avant.
Il est juste le passeur de ces énergies retenues et contrôlées (qu’il contrôle),
de ce saupoudrage sonore parfaitement agencé et calibré autour et avec son
vibraphone.
La place de chacun est calculée, avec un perfectionnisme de mise en relief que
le label était forcément apte à réaliser.
Un tel album, un tel concept d’organisation instrumentale n’eut pu se faire
sans une production en capacité de rendre toute cette image sonore.
Dan Gottlieb, quant à lui est le rythmicien subtil de tout ce puzzle aux
emboitements subtils et complexes pour ce rendu céleste. Il alterne avec
parcimonie, dans un jeu relativement pop-rock, peaux et métaux, usant de ses
cymbales dans un espace où leur résonnance (crash) permet de lisser sans
accentuer, le tracé musical.
Un travail qu’il mettra largement à l’œuvre dans les albums du Pat Metheny
Group, chez E.C.M, justement-forcément.
« Sea Journey », une composition de Chick Corea, partenaire régulier
de Gary (de magnifiques albums en duo à posséder absolument), ouvre le terrain
de jeu. Cette journée à la mer pourrait rappeler ces moments de bonheur simple
et enfantins, de courses effrénées dans le sable, de rires, de plongées dans
l’eau, de jeux dans les vagues. Parents et enfants heureux, détente, loisir,
choses de la vie qui restent marquantes en souvenirs de chacun.
Les marques et repères sont posés, chacun prend sa place, soliste ou
thématique.
Eberhard avec son chorus, Steve en guitariste basse, Pat qui sublime le tout,
Gary qui émaille l’espace de ses trouvailles harmoniques à quatre sons (son jeu
à quatre baguettes est reconnu universellement). Le son de Pat (mutation des
micros aigus et graves de la guitare) est fusionnel avec Gary…
On sait, avec ce magnifique thème de Chick Corea, que l’album sera tant
original que … grand. Mais on savait aussi que Chick Corea est un grand
compositeur…
Et Gary Burton systématiquement un grand interprète de ces compositeurs de jazz
dit moderne (rappelons-nous son album dédié à la musique de Carla Bley).
« Nacada » engage les trois compositions de Pat Metheny, organisées à
la suite, car impossible de les dissocier…
Une balade pensive, debussyste, où l’espace entre accords, notes mélodiques,
placements instrumentaux est comme le pointillisme d’un tableau, finissant par
créer un sujet. Pat et Eberhard sont associés tant harmoniquement qu’en
texture, Gary s’échappe de leur conglomérat sonore pour exprimer le thème,
limpide et c’est Steve qui va en profiter pour échapper un solo lyrique. Le
dernier mot musical sera malgré tout pour Eberhard, en coda, subtil et
chantant. Une composition quasiment jamais reprise par d’autres artistes, si ce
n’est Metheny lui-même en concert. Elle mériterait pourtant largement de
figurer à certains répertoires – une telle balade a toutes les qualités pour
sortir de cadre confidentiel de ce bel album.
« The Whopper » s’introduit par une échappée de Eberhard qui va
ensuite rejoindre la seconde partie du thème délicatement exposé par Gary et Pat.
Comme beaucoup de compositions destinées à ouvrir le champ d’improvisation celle-ci
repose sur un appui rythmique qui sert de socle, de retour et qui
fonctionnerait presque comme un point d’arrêt, ce qui permet à une partie
seconde dans laquelle le rythme est plus souple, d’avancer. Le solo de Pat,
toujours cette sonorité aux réglages aigus tant que graves de la guitare coupés,
full médiums (une explication que m’a donné mon ami Jean Marc, preuve Fender ou
Epiphone demi-caisse à l’appui – et bien sûr, imitation de l’essentiel… le
phrasé), est dans la lignée de ses albums solo dans lesquels tant en
composition qu’en leader soliste il atteste de son incroyable talent.
Il ne manque ici, que Lyle…
« B&G-Midwestern Night Dream » est le titre de l’album que j’ai
adoré écouter et réécouter. Il repose là encore sur un appui rythmique qui est
tout le tracé de la composition et qui permet à chacun de prendre un solo,
délicatement soutenu par Dan Gottlieb qui fait là montre de toute la finesse de
son jeu (cymbales ride perlées, cymbales crash s’incluant dans l’espace
mélodique et ancrant sans exagération la figure rythmique, le tout ponctué d’un
jeu de fûts plus mélodique que réellement de batteur). Encore une fois chaque
solo est admirable, celui de Pat illumine et les jeux de rôles des deux
guitaristes-bassistes est remarquable d’écoute et de complicité musicale.
Gary entre en scène, pas la moindre démonstration technique, il est
musicalement dans le son, son solo est une pure respiration, une véritable aquarelle
musicale aux dessins et contours effleurés.
Magnifique, tant le thème, que l’exécution de celui-ci.
Le moment « central » de l’album à mettre que j’ai toujours en la
moindre playlist dédiée à E.C.M (et j’en ai … plusieurs, mais curieusement, à
chaque fois ce titre en fait partie).
Mais écoutons donc le travail de soliste, exprimeur de thème et accompagnateur
de Metheny… pfff…
« Yellow Fields » est une composition d’Eberhard Weber et en toute
logique c’est lui qui l’introduit. Le climat a changé. Gary use du vibraphone
comme d’un synthétiseur destiné à faire des nappes, ce qui crée une ambiance
toute particulière et Dan prolonge cette densité métallique de ses cymbales.
Quand Steve entre en jeu, c’est un contrepoint entre les deux
bassistes-guitaristes qui veut se mettre en place, mais ils récupèrent ensemble
le thème. Exposition, brève, efficace et Pat surgit da la masse sonore métallique
pour égrener ses notes sortant des aigus de sa guitare. Un jeu qu’on a
maintenant identifié et qui reste unique dans son seul genre.
Je vous recommande ici désormais un album qui complétera merveilleusement celui-ci,
de Pat Metheny, : « Watercolors ».
Gary semble avoir souhaité, afin de mettre en avant ses comparses, s’octroyer
la part conclusive des solos. Steve l’excite un peu, aidé par Dan et lui fait
déballer son axe véloce et virtuose afin de le sortir de l’atmosphère d’ambiance
qu’il a délibérément choisi depuis le début de l’album.
Rejoint par l’écriture de Eberhard ils concluent.
« Claude and Betty », changement radical d’ambiance et de
compositeur.
Steve a l’honneur de proposer la fin de cet album absolument merveilleux.
Pat a légèrement usé d’une pédale afin de coller au mieux à Gary et ses volutes
vibraphoniques.
Le jeu de Steve est en accords, complété par ceux de Pat.
Gary va chercher quelques gammes sorties du blues, Eberhard prend progressivement
et discrètement place, puis va exposer en unisson avec Pat de longues phrases
thématiques.
Dan s’efface et va se retirer par quelques éparpillements de cymbales pendant d’Eberhard
soloïse soutenu par un jeu de contre chant en volumes sans attaques de Pat,
presque saxophoniste… La texture de ce titre est absolument incroyable…
Et l’album s’achève en suspension.
Le diamant de la platine finit sa course.
Elle n’était pas folle, elle était tant méditative que reposante.
Ils terminent en decrescendo, s’en vont.
Le silence emplit désormais la pièce. Il n’est nulle question de se lever ou d’enclencher
le moindre autre album.
Comme avec tous, mais absolument tous, les albums de Gary Burton, l’acte d’en
écouter un suffit en soit à remplir l’espace de la journée, de la soirée ou
même de la nuit d’un trait musical et artistique unique et on sait qu’on se
doit, simplement car cela n’est possible autrement, d’en rester là (ou de le
remettre – chose que je fais rarement, préférant rester dans la poésie qu’a
suscité ce moment intemporel).
02- ART ENSEMBLE OF CHICAGO – « Urban Bushmen » - E.C.M 1982.
Lester
Bowie : trumpet, bass drum, long horn, vocals | Joseph
Jarman – saxophones, vocals, clarinets, bassoon, flutes, percussion | Roscoe
Mitchell – saxophones, flute, percussion, clarinet, vocals | Malachi Favors Maghostut – bass,
percussion, melodica, vocals | Don Moye – sun percussion, vocals
Live recording at Amerika Haus, Munich – May 5 & 6, 1980.
Le free jazz c’est leur truc.
Les frapadingues de l’Art Ensemble of Chicago connaissent leur jazz du fin fond
de leur culture et ils l’expriment librement.
Dans cet album enregistré live en 1980, en pleine période où les programmateurs
de saisons culturelles et jazz étaient aptes à considérer véritablement le free
jazz comme un pan essentiel de l’histoire de cette musique. Cela s’est passé à
Munich. Et encore une fois, le label a fait des miracles de captation sonore
pour mettre en relief et lisibilité une musique, un engagement, un acte
artistique authentiques.
L’Afrique est ici omniprésente, pas de pays, mais un continent, leurs racines
sont là et ils vont tant user de celles-ci que de tout le jazz pour une
expression d’une rare liberté dans laquelle on entendra, au fil du concert
organisé en trois titres découpés en suite, les fondamentaux de la Nouvelle
Orléans, le marching band militarisé, du bop, du hard bop, du groove et bien
entendu toujours ce blues séculaire.
On assite là à une création sous couvert de liberté, mais cadrée par des points
de repères thématiques, structuraux, formels parfois, des directions induites,
des développements aux sens pré-organisés.
La liberté que l’on perçoit est également due à l’instrumentation dénuée
d’instruments harmoniques. La musique jouée est donc horizontale et rythmique.
Et sur ces deux aspects ils s’en donnent à cœur joie, avec bruitisme urbain,
traits d’humeur et d’humour, récupérant sans vergogne tout ce qui le peut au
fil de l’avancée de cet acte collectif – véritablement collectif.
Car dans ce concert et dans leur concept artistique l’individualité n’est pas,
elle n’est là que pour contribuer à la démarche collective, à l’improvisation
et à l’imagination de l’ensemble.
Et c’est là cette force qui fait immédiatement alerter l’esprit dès l’entrée et
suivre le chemin du concert sans avoir réellement l’idée de zapper, disparaitre
voir même sortir du jeu d’auditeur, ce même « non averti ».
L’Art Ensemble of Chicago, de Chicago donc, berceau d’un certain blues et à la
croisée de l’expansion et de l’émancipation du jazz connait – non mieux – est
imprégné de son sujet, le jazz est en eux, indissociable de chacun, ADN
puissant et irréfutable qu’ils ont tous au fond de leur être.
Même en free jazz, les rôles restent cependant séculaires, chaque instrument
agit dans la place que l’histoire lui a attribué et il faut réécouter le jazz
des débuts de la Nouvelle Orléans pour en percevoir l’aspect, au-delà de
certaines rugosités, de certaines sonorités stridentes, agressives ou d’effets,
là encore naturellement d’usage.
Le free jazz, c’est un peu comme la seconde école de Vienne en classique, il
faut le prendre tel qu’il se présente et se laisser happer par la proposition,
sans chercher à croire à autre chose que ce que l’on entend.
Cela peut sembler simple, ça ne l’est pourtant pas…
Rares sont, malheureusement, les artistes s’en revendiquant totalement qui
n’usent de ce mode de jeu qu’en mode soit artificiel, soit intellectualisé –
comme le fit, justement, un certain Boulez dans le domaine classique – afin de
présenter une œuvre qui a pour but de choquer et surtout d’être volontairement
inaccessible et austère au public.
Une sorte de sauf conduit superficiel, détaché de ses origines réelles et porte
de salut pour créateurs en manque de tout.
Là, nous sommes aux antipodes de ces comportements récupérateurs.
L’Art Ensemble est free, comme ils auraient pu être bop, hard bop ou swing.
Question d’époque, de décennie, d’évolution, de non mutation mais de direction
artistique, ils sont librement actuels et en phase avec leur culture, leurs
racines afro-américaines, toutes deux revendiquées, artistiquement,
musicalement, humainement, socialement, culturellement et politiquement.
Et ce concert est un flash, un moment instantané de tout cela.
Ils brassent en 1h30 tout ce que le jazz
est pour eux et l’expriment, ensemble, sous toutes les facettes jazz possibles.
On dira qu’il faut les découvrir par d’autres albums, peu importe, moi c’est
par ce live que j’ai pu entrer sans hésitations, sans a priori, sans même
références réelles dans le free jazz et comme avec encore une fois l’école de
Vienne, l’apprécier immédiatement, simplement, comme une page vierge qui s’est
emplie de notes, de jets rythmiques et instrumentaux, d’intentions et
d’expressions, d’Afrique et d’Amérique, mélangées, métissées, exprimées.
Ce disque est intense, peu aisé je l’admets avec le recul et peut être le
sera-t-il encore plus avec l’âge cherchant les repères sur zones non forcément
confortables mais connues.
Mais une fois que l’on s’est installé et mis en condition de découvrir, de
tenter, autre chose, de vrai, de réel, d’authentique… il fera obligatoirement…
son effet et peut être bien que, comme je l’ai fait, il ne vous quittera pas ou
plus.
03- KEITH JARRETT – « The Köln Concert » - E.C.M 1975.
Keith Jarrett : piano
Live recording 24 Janvier 1975, Opéra de
Cologne.
J’ai déjà chroniqué cet album, il y a fort longtemps, pour l’ouverture,
quasiment, de mon premier blog…
Je pourrais écrire un article sur cet album à chaque fois que je le sors et
l’écoute.
On a « fêté » ses cinquante ans.
Ce n’est pas rien et pour le label, comme pour Keith (qui pourtant le renie et
le réfute encore), cela a été un succès dépassant l’imaginable.
Il est au box-office des ventes du label et, en plus il le reste dans la
catégorie piano solo.
Un tel engouement est difficile à expliquer, Jarrett lui-même ne se l’explique
pas et on peut le comprendre, car c’est lié à un souvenir de vie, un moment et
un contexte difficiles.
Ce concert … c’était très loin, mais vraiment très loin d’être
« gagné » et ça, Keith ne peut l’oublier.
Cela fait deux ans que le pianiste encore peu célèbre, juste par son aura de
pianiste de jazz « moderne », est en tournée.
Il est harassé, il voyage et parcours l’Europe en Renault 4, transporté
d’hôtels minables en scènes plus ou moins prestigieuses par son producteur
européen, Manfred Eicher.
Il a le dos qui le fait souffrir, son esprit créatif est proche, certainement
de ce qu’on appelle aujourd’hui le burnout…
Vera Brandes, a tout juste 18 ans (le film « Au Rythme de Vera » de
Ido Fluk raconte sous un intitulé : « Mais où étiez-vous pendant tout
ce temps ? » la genèse de ce concert), elle s’est battue pour
organiser ce concert de Keith Jarrett, à l’opéra de Cologne et le moins qu’on
puisse dire c’est que, apparemment, ce soir-là, rien – absolument rien – ne va.
En premier lieu, Keith jubile à l’idée de jouer sur le Bossendörfer Impérial,
prévu pour le concert et qui sera capté sous couvert de Manfred, pour que ledit
concert soit archivé… mais… il n’en sera rien.
Une grève de personnel obligera Keith à jouer sur un Bossendörfer, certes, mais
« d’étude », accordé à la hâte, avec une sonorité proche du
catastrophique (on comprend pourquoi par la suite, le pianiste deviendra
insupportable avec tant les organisateurs que les accordeurs en matière de
pianos – ce concert a certainement eu un effet traumatique sur lui).
Keith Jarrett, déjà réputé pour être « capricieux », refuse
directement de faire le concert.
Le piano ne lui convient pas, le contrat n’est pas respecté, il est fatigué et
franchement, son inspiration est « à vide »…
Vera a signé un Keith certainement improvisateur autour de ses compositions,
elle n’a aucune idée de ce qui va se passer ce soir-là.
J’imagine sans trop d’élucubrations le marasme dans lequel la jeune femme se
trouve et la force de persuasion qu’elle va mettre en œuvre pour que son projet
de faire jouer Keith Jarrett, dans un programme culturel qu’elle a eu du mal à
défendre auprès de l’opéra de Cologne, soit.
Manfred a certainement lui aussi agi.
Il est à l’extérieur, dans une camionnette radio qui va capter le concert, lui
aussi s’est farci la route en 4L… il doit être crevé.
Mais voilà, le miracle va se produire.
Keith est là, assis, en coulisses.
Il est « à vide »…
Il entend – le mythe le raconte ainsi – la sonnerie de l’opéra indiquant au
public de rejoindre sa place (d’autres disent que c’est le tocsin sur la place
qui jouait cette mélodie) et cédant à la pression, il rejoint la scène, le
piano… et s’installe.
Et là…
Il va construire en improvisation totale, récupérant certes, des bribes de ses
compositions, une œuvre immédiate qui reste unique dans l’histoire de la
musique, du piano, du jazz…
Le concert se découpe en deux parties.
Dans la première, ce qui fascine, c’est d’emblée le tâtonnement autour de ce
petit motif puis, progressivement le pianiste va s’installer dans deux accords
la mineur et sol, d’abord de façon presque hasardeuse, dans le médium du piano
(les aigus et graves sonnaient tellement « mal » qu’il les évitera
tout le long du concert – insistant dans les médiums dont il fera sortir le
maximum de possibilités). Il se bat contre ce piano qui ne lui facilite pas
l’axe créatif qu’il souhaiterait et de la page blanche initiale, il va, par des
truchements à la fois pop et gospel-folk song posséder ces deux accords, s’y
sentir « bien » et même avoir une grande difficulté à en sortir.
Puis de sol il ouvrira par une cadence par la dominante mi pour aller en la
mineur. Rien de bien compliqué, en soit, sauf que, cela va lui permettre de se
libérer du carcan dans lequel il venait non seulement de s’enfermer, mais aussi
de trouver, enfin, le plaisir…
Ca y est, Keith a dompté ce satané piano d’études.
Il a compris de quoi il était fait et il l’a … dans l’esprit et dans les
doigts.
Il faut maintenant sortir de cette fonctionnalité modale devenue tonale induite
et ce sera un d’abord faible, puis sauveur, accord de si bémol qui va lui
permettre, non seulement de sortir de la fonction harmonique devenue rythmique
(au passage plongée dans le gospel le plus enraciné), mais aussi de se barrer
vers les aigus , de tenter quelques gros graves et surtout d’enfin, être free,
donc libre.
Manfred et l’ingé son de la radio, enfermés dans leur camionnette, savaient que
l’heure serait historique – ils le pressentaient , ils en ont maintenant la
certitude ...
Ils ont pris conscience, là, que ce qu’ils enregistrent devra faire l’objet
d’un incroyable travail de post prod, tant la prise de son à la hâte qu’ils
viennent de faire, juste pour des archives et qui devrait rester
confidentielle, va devoir être revue et corrigée.
Nous sommes en 1975. La technologie d’enregistrement – même si elle est d’un
excellent niveau – demande un artisanat dépassant le seul savoir-faire.
Pause.
Mon ami Rémi, nous sommes en 1976, vient d’acheter ce disque.
Nous sommes chez lui, à la campagne où il vit et l’heure est grave.
Il veut nous faire découvrir cet album, lui accro du classique (qu’il est
resté), a trouvé là une « originalité » entendue nulle part ailleurs.
Je m’installe, je suis le public transféré dans ce salon auditorium aux
enceintes Cabasse et ampli Luxman extraordinaire.
Je suis fasciné et ne sait quoi dire.
De cet instant je serais un inconditionnel absolu de Keith Jarrett.
Purée… 50 ans…
Reprise.
Keith a lui aussi fait une pause.
Il a dû aller dans sa loge pour se ressaisir et réaliser à quel point il a dû,
pour sortir un petit quelque chose de ce piano, puiser dans des ressources tant
physiques que mentales, sortir de la zone de confort qu’il avait mis en
perspective en imaginant un concert « de plus », mais sur un piano de
rêve qui n’est …
Il n’a certainement pas vraiment conscience de ce qu’il vient de produire et de
ce qu’il a transmis au public, trop obnubilé par les déboires que lui ont
occasionné l’instrument.
Mais « the show must go on », il faut maintenant se préparer pour la
suite et en finir avec ce concert, s’en sortir du mieux possible avec
l’instrument qu’il a déjà bien sollicité, déséquilibré, désaccordé…
J’ose espérer que ce Bossendörfer est exposé à l’opéra de Cologne comme objet
mythique et non relégué en remise dans les sous-sols… il fait partie intégrante
du processus créatif de Keith ce soir-là et est passé directement de la ligue
amateur à la ligue 1 sous ses doigts.
Keith est de retour sur scène, le public est probablement fébrile, son
producteur aussi.
Si la seconde partie est aussi dense que la première, ils tient(nnent) là
quelque chose.
Cette fois, il a décidé, après avoir exploré les maigres possibilités de ce
piano et compris que c’est dans les médiums qu’il va falloir le solliciter,
d’engager le combat ostinato.
Sur une fonction d’octave de main gauche, entre répétitif et pédale jazz, il va
sur une basse au groove intense et continuo exploiter tant le blues (et son
accord de 9e augmentée) que les déplacements de degrés typiques là
encore du gospel, flirtant allégrement avec les usages récupérateurs d’une
certaine pop (Elton John en est friand).
Il va tenter de briser une première fois cet ostinato, mais il est trop bien
installé dedans et y prend même plaisir. Il est en transe, cherche ailleurs et
commence à faire bouger sensiblement son espace harmonique. Il pousse
quelques-uns de ses gémissements de plaisir auxquels il va ensuite nous
habituer au long de sa carrière.
Cette fois Keith est totalement habité, dans un état second et enfin va trouver
la porte de sortie de cette hypnose, la seule possible, l’unique… il part dans
l’espace-temps, pose quelques accords diaphanes, égrène une mélodie, joue
rythmiquement du bruit de la pédale pour ponctuer le tout et la magie
imaginative de ce grand créateur se dessine.
Ca y est, le piano est à lui, il est passé dans une autre dimension et va
développer des volutes créatrices harmoniques et leur adjoindre des mélodies,
des contre chants de main gauche et ainsi développer une grandeur pianistique.
Et ce Bossendörfer n’a désormais d’autre choix que se plier à sa volonté
instinctivement musicale.
Keith cherche à s’échapper vers quelques aigus mais revient systématiquement
dans le médium, n’osant courir le risque de perdre le fil de son
« instantané ».
Il est en parfaite possession du piano, pousse maintenant, sans vergogne, des
cris de bonheur.
Il respire, reste en suspension et va décider de reprendre le fil de ses
inspirations en organisant ce qu’il vient de jeter à la face d’un public
forcément médusé.
Il faut terminer le concert et réattaquer en obstination avec la densité de ce
qu’il a « envoyé » en début de seconde partie serait synonyme
d’assassinat en public de l’instrument. Il va donc le prendre par les
sentiments et tout en maintenant cette idée de « basse ostinato »
continue, en place de la densifier avec des accords, il va lui proposer de
l’agrémenter par des improvisations mélodiques ce qui va lui permettre, enfin,
d’aller taquiner les quelques aigus encore peu sollicités, de faire montre, sur
gamme modale à tendance orientalisante de son immense virtuosité.
Et sa main droite, s’échappe, papillonne, chante et malgré la fatigue du piano
qui devient raide et sec, il va encore et encore en tirer son possible maximum.
Soudain, Keith va installer un motif répétitif, minimaliste, sorte de pont,
car, encore une fois il doit s’échapper.
Il est maintenant temps de s’en aller et de prendre le chemin de la fin.
Ce motif va se développer, envahir le cadre, la table d’harmonie du piano et le
sublimer, lui qui, au départ était un ennemi, devient un partenaire, une
continuité physique, digitale, corporelle.
Vera est certainement en coulisse, transportée de joie et heureuse. Son projet
est là, réalisé, sous ses yeux et elle n’en croit pas… ses oreilles.
Keith s’embarque avec romantisme, avec ferveur, avec foi vers la fin.
Il cherche encore des mélodies, il trouve encore des bribes d’idées, il
improvise à chaque trait une nouvelle trouvaille et s’en émeut lui-même.
Le piano va crescendo et entre en plein jeu.
Puis, il va, par une rupture de nuance passer au quasi pianissimo, jouant de
contrastes, de traits jetés à une terrible vitesse, de petits trilles et de
silences progressif, lentement mais avec une certitude décisive, son but,
conclure cet épuisant concert.
Epuisant pour lui, pour l’instrument, pour son producteur et pour
l’organisatrice.
La fonction harmonique a disparu.
Il ne reste que quelques notes, éparses.
Il s’arrête, ôtes les mains du piano.
Il est vidé, il n’a plus d’idées, il n’a plus de développement possible, la
magie cesse, quasi brutalement et le public va rester en suspens avant de se
décider à applaudir avec de plus en plus d’enthousiasme.
Il n’a absolument pas conscience de ce qu’il vient de créer, là, de façon
historique et unique.
Il va revenir pour un rappel, un de ses thèmes, à lui, histoire de relâcher la
pression qu’il vient de se faire subir et de se réconcilier, peut-être avec ce
Bossendörfer et lui offrir un dernier moment de gloire.
Le public se lève à nouveau.
Quelques-uns crient leur joie, ils sont hébétés et tentent un dernier rappel.
Keith revient saluer.
Il ne jouera pas, il (s – son piano et lui) a (ont) tout donné.
Coda.
Remi et moi restons enfoncés dans le canapé, incapables de nous lever,
hypnotisés, sous emprise, subjugués.
Le silence fait place au piano de Keith.
Il n’y a aucun mot à dire, il faut juste digérer, assimiler ce qui vient de
nous pénétrer et se rappeler ce moment exceptionnel de nos vies où Keith
Jarrett et son « Köln Concert » ont pris une place définitive.
Plus rien musicalement ne sera jamais comme « avant ».
Plus rien, pour moi, ne sera pianistiquement, comme avant.
Et cet album, cinquante ans après, garde en moi toute sa valeur, tant musicale
que sensorielle et sentimentale.
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Je voulais pour cette chronique cinq albums…
J’ai révisé la copie, ces trois-là suffiront largement – ils sont tant magiques
que représentatifs de ce qu’un label comme E.C.M a apporté (et apporte encore)
au jazz, mais pas seulement…
à la musique et l’art musical tout entier…
Ce label a bouleversé l’idée musicale et offert à un nombre incalculable d’artistes
la possibilité ultime de leur expression et leur créativité.
Avec ces trois albums, le jazz par E.C.M a muté, évolué.
J’ai choisi volontairement les musiciens de jazz par E.C.M…
Grace à un label européen, le jazz américain s’est lui aussi échappé de ses
contraintes et carcans – universalité réelle et admirable.
Bonne fin de week-end.
Il y en aura d’autres… l’automne est là et E.C.M rime avec, très souvent dans
mon esprit…
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