QUAND LE JAZZ EST LA … (03) - GEORGE COLEMAN - MAX ROACH - GASPARE PASINI - MILES DAVIS

QUAND LE JAZZ EST LA … (03) - GEORGE COLEMAN - MAX ROACH - GASPARE PASINI - MILES DAVIS


Vous en voulez encore.
"One more time" comme le dit si bien Basie à la fin de son « April in Paris ».

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GEORGE COLEMAN « Amsterdam After Dark » - Timeless 1979
George Coleman, sax / Hilton Ruiz, piano / Sam Jones, bass / Billy Higgins, drums.

C’est parfait pour commencer cette nouvelle visite d’albums jazz que celui-là.
George, tout sourire, pause - bien avant les influenceuses retouchées - sur le célèbre pont à Amsterdam (vers la gare), laissant voir derrière lui, l’un des principaux canaux, la ville et ses maisons serrées, entassées, colorées aussi – sauf que là, le temps était carrément nuageux.
Une bicyclette, le ténor rutilant, la banane…
George aurait pu de nos jours être l’influenceur d’une agence de voyages.

Bon, il dresse le code qui va nous être révélé au cours du parcours fait principalement de ses compositions (on exceptera « Autumn in New York » - décidément ce thème que j’affectionne - et « New Arrival », composé par le pianiste de ces sessions : Hilton Ruiz).
Du bop, du hard bop, rien de bien surprenant.
C’est son truc.
Le trio d’Hilton Ruiz lui est idéal, il peut à loisir développer ses véloces solos au phrasé legato, un peu comme Stan Getz (là s’arrêtera la comparaison) et motiver ses acolytes d’une verve intense.
Billy Higgins (qu’admirait notre Charlie Watts des Stones) est l’agitateur de tout ça et il offre quelques solos de batterie particulièrement ajustés à chaque contexte comme dans « Apache Dance » (entendons par là qu’il n’intervient pas de façon code d’usage, mais tel que la musique le dicte).
Hilton Ruiz a la parfaite correspondance pour le rôle tenu, il se permet aussi des solos qui suscitent toute l’attention de l’auditeur tant par leur imagination que par leur virtuosité réellement bop.
Sam Jones a une sonorité bien profonde, une attaque bien nerveuse et son association avec la main gauche de Ruiz est intéressante à noter.

Cela fut enregistré un 29 décembre de 1978, dans un studio à New York (Sound Ideas Studio), c’aurait été live que c’eut été pareil.
Ils entrent dans le studio, se claquent la bise, vérifient la setlist, font une balance rapidos avec l’ingé son qui a déjà fait quelques checks, « one, two, one two three four » et c’est parti.
Le quartet est rodé, les compositions installées, le sujet maitrisé et l’entente entre eux indiscutable.
Je mets cet album et ça y est, mon champ d’écoute estampillé jazz peut s’ouvrir.
Y’en a plein des albums comme ça, à cette époque le jazz nous offrait des centaines de pépites de ce genre, il suffit juste d’être curieux et d’aller les pêcher.
Voilà donc ma première prise.

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MAX ROACH « Deeds, Not Words » - Riverside 1958.
Max Roach, drums / Booker Little, trumpet / Ray Draper, tuba / George Coleman, tenor sax / Art Davis, bass.

On va retrouver George Coleman dans cet album comme toujours avec Max Roach, engagé et au poing levé.
De la batterie, on en veut, on en a…
Max Roach, l’une des idoles de Bill Bruford (le batteur du rock prog par excellence, mais ne fuyez pas pour autant, Bruford a de son côté été très créatif dans le domaine du jazz) est ici comme à l’accoutumée le concernant, captivant, inventif, divergent, novateur.
Il a été à bonne école, ou plutôt il a été école.

Déjà, la formation présentée.
Pas d’instrument harmonique ce qui sous-entend une horizontalité du propos – enfin presque – car l’harmonie est ici tout de même sous-jacente, ou du moins parfaitement lisible.
Nous ne sommes pas encore dans le free, même si parfois l’on y tend.
Captivant que ce rôle prépondérant du tuba, décapant le jeu de Booker Little, tortueuses les phrases de George, incitative la cohésion entre Art et Max, parfaits équilibristes qui tiennent et tendent la perche aux soufflants.
De beaux arrangements, de combos d’ailleurs, l’axe soliste aussi, vraiment émergeant du jeu de Max, sans parler de l’exposition forcément originale des thèmes retaillés pour la mesure de ce concept musical et orchestral inédit.

Le jeu de Max Roach est et c’est difficile de s’en extraire à l’écoute, au centre du concept.
Un jeu nerveux, soutenu, foisonnant, incisif, percutant, permanent, qui inspire, respire (« Larry-Larue ») et c’est vrai, de leader.
Les racines jungle africaines émergent naturellement, le swing tend sans détours vers le bop, ce creuset avec lequel Max s’est fait célèbre auprès de Bird, la zone d’influence de ce modernisme affirmé c’est bien entendu quelque part Mingus.

Max Roach, je l’ai admiré adolescent en concert lors du festival de Grenoble, ce devait être vers 1976. Mon père m’avait véritablement traîné là afin que j’écoute un « vrai » batteur.
Dès le commencement du concert, avec un solo dépassant tout ce que mes petites baguettes habituées à fracasser le hard rock pouvaient imaginer endurer, je suis entré en fascination absolue. Bien sûr, son jazz et sa dimension politique m’échappaient complètement et il aura fallu également que mon père me mette entre les mains les bouquins de Mingus et Mezz Mezzrow pour que j’y vois plus clair, dans une certaine, là aussi, mesure.
Car avec Max Roach c’est, tiens donc, ce mot mesure qui me vient toujours.
La mesure avec laquelle il gère son jeu, sa gestion de l’espace-temps donc de la mesure, la mesure avec laquelle il entreprend la frappe, souvent sèche (là on comprendra mieux Bill Bruford avec son réglage inimitable), la mesure qu’il sait élargir ou rétrécir à mesure que le morceau et ses solistes se développe…

On pourrait croire cet album austère, compliqué, peu abordable…
Il n’en sera rien, c’est une aventure musicale à faire, il n’y a rien de véritablement compliqué ici, juste une approche musicale parallèle et différente des mœurs et coutumes que l’on croit avoir à peu près perçues.

« Conversation » …
Et l’on écoutera la batterie, oui, la batterie, comme véritablement un instrument total, pouvant non se considérer de temps à autre en temps imparti, soliste, mais comme véritable actrice musicale capable d’être écoutée, en soi.
C’est aussi cela la force et le pouvoir musical de Max Roach.

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GASPARE PASINI « PepperLegacy – Complete recordings » - Red Records 2024
Recorded live in Pordenone 2013.
Gaspare Pasini, Tenor Sax / George Cables, piano / Essiet Okon Essiet, bass / Carl Burnett, drums.

L’âme d’Art Pepper transpire, émane, s’impose et s’hommage tout au long de cet album enregistré en 2013, live et dont on sort (enfin) en 2024, le concert intégral.
Dire si ça swingue est un très doux euphémisme, c’est véritablement jouissif que ce concert.
Difficile de ne pas immédiatement être happé par ce moment véritablement excitant, sans répit, auquel un public absolument participatif adhère en parfaite communion avec ce quartet qui donne… absolument tout.
George Cables est un nom qu’on a beaucoup croisé …
Il a joué avec Blakey, Rollins, Gordon, Henderson et, justement, Art Pepper.
Un « sujet » qu’il connait sur le bout des accords, des thèmes, du feeling et du patrimoine musical et il en passe le relai tout au long de ce concert.
J’aurais mémorisé le nom du contrebassiste, mais il m’est totalement inconnu ce qui n’empêche de lui prêter une oreille attentive car il renforce avec une présence tant de sonorité que d’astuces de jeu l’avancée musicale du concept.
Carl Burnett a pour sa part un joli cv incluant Freddie Hubbard comme Kenny Burrell ou encore Marvin Gaye et là encore, Art Pepper.

Il faudra donc réécouter Art, dans toute sa splendeur pour comprendre et apprécier pourquoi un tel concert, un tel projet, un tel engouement de ces musiciens à faire revivre sa flamme.
Je l’ai fait bien sûr.
Et j’en ai fait mes petites déductions quant à l’influence obligatoire qu’a pu avoir cet altiste, clarinettiste, basse clarinettiste et plus rarement joueur de sax ténor qui fit ses débuts chez Stan Kenton.
Art Pepper ce représentant emblématique du jazz West Coast aux côtés de Chet, Gerry…

Art Pepper a côtoyé le succès en étant comparé fut un temps, à… Bird…
Mais sa vie jalonnée de nombreux déboires, en particulier sa dépendance à l’héroïne, ce très tôt et pendant tout sa vie - ce qui lui valut de nombreux séjours en prison - l’aura, de fait, écarté des éclairages qu’il méritait plus que tout.
Pour ceux qui aimeraient se renseigner sur Art Pepper, un livre autobio, co-écrit par son épouse Laurie qui épingle le milieu du jazz avec ses périphériques (« Straight Life ») et un film (« notes from a jazz survivor »).
Et en attendant …
Ce formidable album qui rend hommage à son jeu, à sa musique, présente ce qu’il a, mine de rien, mais de toute évidence apporté au jazz avec ce style inimitable de la West Coast dont il reste un emblème incontournable.

Gaspare Pasini en est un brillantissime porteur.
Sacraliser, aujourd’hui, un artiste qui passerait vite aux oubliettes d’une musique qui peine à rester encore vivante est un acte qui mérite qu’on s’y intéresse, qu’on l’écoute et surtout qui oblige le respect.

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MILES DAVIS « Miles in Tokyo » - Sony 1964.
Miles Davis, Trumpet / Sam Rivers, Tenor Saxophone / Herbie Hancock, Piano / Ron Carter, Bass / Anthony Williams, Drums.
Enregistré au Kohseinenkin Hall – Tokyo, le 14 juillet 1964.

Le quintet est en tournée – les voilà qui, après avoir parcouru les Etats Unis, arrivent au Japon.
(An)t(h)ony Williams fait virer George Coleman, qu’il n’estime pas suffisamment free et après de nombreux déboires auprès de Miles afin d’engager Eric Dolphy, il ira solliciter son premier patron, Sam Rivers, pour lequel il jouait alors qu’il n’avait que… 13 ans.
Ce témoignage de tournée est unique et captivant dans la pléthore d’albums de divers quintets de Miles – il fut une époque où se le procurer en vinyle relevait d’une enquête de Sherlock Holmes, mais j’avais fini par le trouver, en import japonais, bien évidemment, en fin collectionneur de la discographie complète e Miles que je reste.

Pourquoi cette sensation de rareté ?
Miles est en transition avec les membres de son quintet.
La rythmique qui fera date (Herbie, Ron, Tony) est là, en place mais pas encore si aventureuse qu’elle le sera juste après cette tournée, là où va s’installer Wayne.
Pour le moment, même si nos trois jeunots s’autorisent de beaux écarts et de belles audaces ( écoutons le piano et les méandres de la basse dans « My Funny Valentine » sans parler de l’entrée foudroyante de Tony), le « problème » saxophoniste n’est pas encore réglé.
Certes Sam Rivers fait largement le boulot, mais il reste encore dans l’ombre de Miles qui illumine totalement le concert.

Ce sera le seul enregistrement du quintet avec Sam Rivers et il y a à imaginer qu’il eût pourtant largement fait l’affaire. Cela dit George Coleman était également un excellent « candidat ».
Mais Miles et ses jeunes recrues étaient déjà partis vers de nouvelles directions et cette tournée au répertoire de standards franchement classiques (mais joués avec le génie de l’encadrement et de l’invention davisiens), choisis entre les tubes de Miles et l’American Songbook, semble clore une période transitoire.
On ne sait pas encore vers où et vers quoi Miles va prendre le ticket partant mais à l’écoute de ce concert un changement réel de cap est bel et bien affiché.
Sam Rivers tente d’en saisir la réalité, d’y poser une pierre d’édifice, ce qu’il réussit d’ailleurs très honorablement, car il est « coincé » entre un leader charismatique, en grande forme tant musicale que technique et une section rythmique qui commence à se lâcher sérieusement (le tempo de feu de « So What » et l’entrée de Miles, totalement hallucinée qui joue réellement avec le drive terrible de Tony).
Mais l’on sent bien que si, justement la cohésion est parfaite entre le quartet Davis, Hancock, Carter, Williams, il va leur falloir très rapidement un nouvel os à ronger.
Et Miles, en fin connaisseur et visionnaire, sait qu’il va devoir, au retour de la tournée envisager de les satisfaire, car, il est évident qu’entre une carrière solo que leur offre les labels et des engagements de la part de la « concurrence » (mais honnêtement, qui, en 64, à part Trane pouvait bien « concurrencer Miles ?), nos jeunes amis pourraient très vite céder à l’envie (comme Tony avec Dolphy) d’aller expérimenter ailleurs.
Alors, oui, c’est bien joli de se faire le bon « vieux » répertoire davisien, de déstructurer les passerelles d’arguments de « if I Were a Bell », « All of You » (où Sam Rivers r-éveille le free par courts instants), mais bon, ça bouge dans le jazz et l’espace créatif est prioritaire face à la redite, même si ici, ils s’emparent de ces titres de façon totalement inédite (la folie de « Walkin’ » et le solo de Tony qu’il a savamment préparé dans la poussée qu’il a faite à Miles) et quelque part révolutionnent littéralement leur approche.

Ce concert est donc effectivement unique et tant dans l’histoire de Miles (une histoire qui couvre un pan essentiel du jazz) que dans l’histoire du jazz tout court, car Miles en est l’un des principaux acteurs, n’en déplaise aux grincheux.
C’est parfois dans les périodes transitoires que se cachent les fondamentaux, les idées initiales, les socles des avancées décisives.
Et là… on est servis et surpris par tant d’ouverture et de vision.
En fait tout est là, ils sont prêts pour engager le futur légendaire quintet.
Ne manquent plus que les compositions modales de Wayne et, avec lui, l’amitié qu’ils lieront avec Herbie, Ron et Tony, un cocktail humain qui amènera l’intelligence de Miles à partir dans des contrées absolument inédites.

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Avec ces quatre albums, j’en termine là pour cette semaine.
Faites vos choix.
Merci aux suiveurs et bienvenue aux lecteurs de passage.



 

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