JAZZ 2024 ... ça (et ce qui) se passe à Londres ...

JAZZ ?... étiquette, style, ou simplement musique ?...


C’est difficile de franchir le cap :
a/ d’une écoute prompte au zapping,
b/ d’une écoute en plusieurs sections,
c/ de l’écoute complète qui sera réitérée plusieurs fois.

Le jazz se pluralise, le jazz s’est toujours métissé, le jazz est devenu une étiquette de plus en plus prétexte à la revendication de moins en moins ciblable.
Les repères du jazz sont désormais déviés, saupoudrés en artefacts ou clichés.
Accords tendus et apparemment usuels ou référentiels, usage revendiqué de l’improvisation et de « repères » culturels quant à celle-ci…
Le bon vieux « chabada » inondant d’une sécurité rythmique bienfaisante n’est quasiment plus, remplacé par des halftimes en pagaille, muté en grooves empreints au funk, bref même les repères rythmiques « classiques » en ont pris un grand coup.
Il fut un temps où le jazz s’était accoquiné avec l’énergie électrique du rock pour devenir - sous l’égide d’artistes multiples surfant sans vergogne d’un axe à l’autre pour enfin le fusionner – jazz-rock.
Puis les musiques évoluant et les jazzmen s’abreuvant à toutes esthétiques le jazz est devenu tout simplement « fusion », gardant une frange de ce jazz-rock devenu comme le prog en rock, un truc suspect, vilipendé, hasbeen, bref un truc de purs zicos ou d’admirateurs de performances …

Si je remets une couche sur tout ça c’est parce qu’ on ne peut rien contre l’évolution, d’une part et que de l’autre il faut la prendre en compte et l’accepter.
La société évolue à la vitesse des téléphones portables et des applis, la musique restant musique s’octroie, elle aussi, ce droit à l’évolution.
La musique peut et doit, elle aussi rester… musique.
Et surtout les musiciens, de quelque esthétique que ce soit, en restent les défenseurs, parfois fervents.
Alors, 2024, le jazz est devenu autre, mais reste jazz, en voici la remarquable preuve.
Et c’est pour cette fois, à Londres que cela se passe.
Et c’est aussi avec beaucoup de féminité artistique que cela se passe, également.

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EZRA COLLECTIVE « Dance, no One’s Watching » - Partisan Records 2024.

Comment, alors, classer un tel album qui ne cesse depuis sa découverte par l’éternel biais de mes réseaux sociaux de passionnés de tourner (alors que j’avais commencé un article sur une compositrice qui viendra en temps et en heures incertaines) et tourner encore.
On y entre à tâtons, on s’y installe en catimini, presque timidement en tentant de n’être trop intrusif dans cet espace absolument collectif.
Puis le dessein se fait imperceptiblement comprendre, puis l’on en revient au titre mettant en évidence la danse.
Oh, pas exactement telle qu’on la croit soudainement limitée au seul festif, non.
Il faut juste la ressentir en chaque titre, en chaque groove, en chaque beat.
Elle est bien là et elle nous fait participer… de l’intérieur.

Le parcours rythmique est multiculturel.
On peut alors parler de fusion, de métissage, de synthétisme, de rencontre et de partage aussi.

Hip et Trip Hop, Rap (« Streets is Calling »), Afrobeat, Classique (arrangements de quatuor somptueux), Dub bien sûr, funk évidemment, nu-soul, drum’n’bass, R’n’B, créole (« Hear my Cry ») latin-jazz (« Sahking Body ») et jazz qu’il ne faut pas oublier mais qui finalement réunit tout cela en une direction homogène, avec une osmose musicale indiscutable parcourent de titre en titre, de passage en sections un album addictif.

Ils sont londoniens et ce fait n’est pas anecdotique.
Le jazz est planétaire et chaque pays, ville l’a intégré dans son appropriation culturelle.
C’est désormais revendiqué et affirmé là où par le passé l’on était en « imitation », aujourd’hui l’on est en appropriation, en assimilation et en recréation autour de l’axiome.
Et Londres est ici une presque évidence.

« Dance, no One’s Watching » est un album qui rassure, qui soulage, qui incite.
Les sections rythmiques prennent aux tripes sans la moindre surenchère, mais de façon naturelle.
Les cuivres adoptent une écriture immédiate (« Why I Smile »), simple harmoniquement mais aux placements rythmiques souvent subtilement placés (déplacés) et leurs solistes tiennent le pavé très haut.
Quant aux chanteuses (Olivia Dean, Yazmin Lacey), rares mais particulièrement bien mises en valeur dans le parcours de l’album elle apportent un feeling soul qu’il fait bon savourer.
Et Joe-Armon Jones… quel pianiste !

« Dance, no One’s Watching » est un bien séduisant album.
De ceux qui installent définitivement cette nouvelle génération se revendiquant jazz dans une sphère essentielle et réellement actuelle.

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NUBYA GARCIA « Odyssey » - Concord Jazz 2024.

Une londonienne là encore.
Nubya Garcia a 33 ans, n’en est pas à son coup d’essai et a déjà une solide réputation sur la scène jazz contemporaine britannique.
Intéressant mais pas surprenant que de retrouver ici le pianiste Joe-Armon Jones ainsi que d’autres membres du Ezra Collective.

Nubya Garcia est saxophoniste, son jeu de ténor est très ouvert, libre mais resté généralement mélodique.
Un jeu qualifié de spirituel.

Les amateurs de jazz au sens où improvisations, liberté d’expression autour du sujet, swing intrinsèque et pas mal d’autres repères trouveront ici de quoi plus que satisfaire à ces attentes.
Et il ne faut pas s’en plaindre, bien au contraire, ce jeu assumé effectivement empreint de spiritualité et combiné avec des apports déviants (comme ces arrangements de cordes éclatants – « Water’s Path » - « In Other Words, Living ») fascine de titre en titre(s).

Les compositions sont soignées, ne cèdent à aucune facilité et s’avèrent globalement ambitieuses, d’un niveau élevé. Elles servent à des développements où chacun peut mettre son empreinte, exprimer sa personnalité et son savoir-faire (le jeu pianistique de Joe-Armon Jones et celui du batteur Sam Jones dans « Solstice » …).
Daniel Casimir à la contrebasse est un bonheur d’écoute à chaque morceau et il apporte une dimension rythmique tant puissante qu’élégante.
Des chanteuses (Richie Selvwright – Georgia Anne Muldrow)  invitées apportent une dimension plus soul (nu-soul) à l’ensemble rééclairant ainsi cette dimension remarquée de spiritualité dans le jeu de Nubya.
Pour certains titres une section de cuivre féminine, réduite à son plus simple effectif (Sheila Maurice-Grey / Trompette & Rosie Turton / Trombone), souvent éthérée-épurée en écriture s’invite sur des grooves engagés, sur des tendances caribéennes, sur les axes broken beat, urbains, dub (« Triumphance ») qui – actualité fusionnelle et mixité stylistique obligent – revêtent avec insistance le voyage.

La prise de son est très précise et de vision très « actuelle ».
L’usage de reverbs et leur apport n’est pas sans rappeler – ce qui est intéressant dans un tel domaine musical – l’ambient music ou une orientation new age (« the Seer » - « odissey (outerlude) »).
Comme si quelque part E.C.M croisait le fer avec Blue Note et le Trip Hop.
Alors de titre en titre, en plus, on décolle, vraiment.

On la présente comme la nouvelle égérie de la scène jazz britannique.
Au-delà de cet engouement médiatique absolument logique il suffira d’écouter les premières mesures de « Clarity » pour réaliser que cela n’empêche pas un combat musical exigeant, une volonté de prendre la parole avec un propos réfléchi et non simpliste, avec une dimension créative, voire novatrice où l’actualité musicale est présente sans être pour autant utilisée comme un fourre tout musical dans lequel l’on puise principalement par « effet de mode ».

« Odissey » c’est vraiment le type d’album qui met le mot « actuel » sur le terme généraliste jazz.
2024… le jazz est donc plus vivace que jamais et ne sont has been que ceux qui n’entrent pas dans la compréhension tangible de cette évolution et certainement de cette profonde mutation.

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NALA SINEPHRO – « Endlessness » - Warp Records 2024.

Nala Sinephro est une jeune harpiste belge, d’origine caribéenne, qui, elle aussi participe activement à cette nouvelle scène britannique estampillée jazz.
Jazz, elle le revendique ce même au fil de cet album riche en pluralité d’orientations esthétiques, entre une certaine ambient music, un symphonisme contemporain (augmenté de cordes au traitement orchestral moderniste et aéré), une touche électro entre seventies et concrétisme et l’improvisation jazz qui reste comme la clé de voûte de cette architecture musicale des plus riches qui soit.

Pas de surprise de retrouver sur ce filigrane musical  Nubya Garcia, Sheila Maurice Grey…
Lyle Barton est aux claviers, positionnant, tel un Harold Budd du jazz des ambiances immatérielles, transparentes, floutées…
Au fond, tout là-bas, dans cet espace d’un blanc presque virginal les batteries de Morgan Simpson, de Dwayne Kilvington prennent des places « non rythmiques » inattendues, chantent des contrepoints déstructurés.
Qu’elle soit aux cœur de sa harpe délicate ou au toucher de ses synthés modulaires, Nala Sinephro distille, de « Continuum » en « Continuum » (il y a dix espaces de voyage spatial et il est vain – comme pour la musique répétitive au développement infime sur des durées parfois inimaginables – de tenter extraire l’un ou l’autre des titres, ceux-ci évoluant l’un avec et/ou l’un dans l’autre…) une douceur nébuleuse, nuageuse, pure et presque naïve.


Un jazz qui se situerait entre l’ambient de Eno-Budd, les plage ésotériques de Fripp/Eno, les longues plage de Klaus Schulze ou les improvisations sur loops de John Surman.
Une musique que l’artiste revendique comme telle et qui, là encore, atteste de la formidable évolution  et réappropriation de l’esthétique inscrite sous ce sceau restant tributaire d’une philosophie d’ouverture et de partage.
Décidemment et définitivement fascinant ...

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AMY GADIAGA – « All Black Everything » - Jazz Re freshed 2024.

Troisième femme de ce parcours musical, voici Amy Gadiaga, Chanteuse et Bassiste française – basée, elle aussi à Londres.
Elle est accompagnées au fil de ce EP par Luke Bacchus au piano et Simon Lamb à la batterie, pour ce qui semble être son trio officiel (si l’on s’en réfère à la comm’ de ses concerts).
Joseph Oti officie à la trompette, très incisif, très percutant, acid jazz, très présent, comme un second leader.
Tom Waters au saxophone (remarquable solo dans « Petite »), Christ Stephane Boizi au trombone, principalement en sections.

Là encore une prise de son d’une phénoménale actualité, d’une rare présence pour un propos musical d’un profond engagement, sans détours, sans équivoques.
Amy lead tout cela avec fougue et un jeu vigoureux qui contraste avec sa voix éthérée, limpide et vaporeuse (mixée souvent comme tel).
Sous cette apparence entre mix à la présence quasi abrupte pour la rythmique et à l’ampleur nébuleuse pour les leads, nous voici bien dans un axe profondément marqué par les référents jazz bien souvent empreints au hard bop (« I soar when I’m alone » et ses sections).

Amy Gadiaga compose tout et est l’auteure de ses textes (« petite » qui va se déjanter en un  blues shuffle des plus attractifs).
Elle scatte, elle vocalise, elle est entièrement liée à son groove, à son swing de contrebasse.
Un tout qui fédère sa musique, son expression, autour duquel le groupe s’organise pour un propos musical qui – même si l’on aimerait lui situer le parallèle « facile » avec Esperanza Spalding – possède une profonde identité et dont le jazz reste le vecteur essentiel.
« All Black Everything », le dernier titre,  nous amène vers la sortie et franchement, pour une telle musique, un EP, mais c’est vraiment bien trop court…

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Sur ce, un bon week-end jazz à tous.
Un week-end qui par ici s’augure pluvieux avec la série de catastrophes humaines tant que matérielles que cela engendre.
Je ne sais quelle place donner à la musique face à tout cela.
Mais surtout qu’elle garde son pouvoir d’évasion, on en a plus que jamais besoin.




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