« SUEURS FROIDES – Prélude, le cauchemar, scène d’amour » - Vertigo / Bernard Herrmann


 LA CHANSON QUI MET DES FRISSONS DANS LE DOS
« SUEURS FROIDES – Prélude, le cauchemar, scène d’amour » - Vertigo / Bernard Herrmann – Album Portrait d’Alfred Hitchcock – Decca 1994 (Compilation) -
Orchestre Philharmonique de Londres – Direction Bernard Herrmann.


La double question du frisson…
Le frisson de plaisir, le frisson du malaise…

Vertigo-Sueurs Froides est certainement l’un des films d’Hitchcock que j’ai le plus regardé, préféré et partagé.
Cette arnaque qui va provoquer l’amour le plus dense, le plus dangereux, le plus ambigu, le plus fou.
La passion, l’obsession passionnelle.
Cette fausse Espagne américaine, ou mexicaine, cette montée en angoisse, cette sensation de vertige qui va détruire sur son passage et laisser un mystère planer, un homme meurtri et accablé de remords…
C'est la quintessence de l’art du suspense chez Hitchcock, de l’intrigue avec peu ou rien que la suggestion, rien que le travail mental du spectateur qui échafaude des théories, des solutions, des pistes et qui sera, de toutes façons habilement détourné, surpris et forcément atteint en son fort intérieur.

Tout cela n’est pas qu’image et la musique de Herrmann a contribué lors de leur longue collaboration à créer cette atmosphère si particulière qui fait que l’image d’un film d’Hitchcock n’est pas dissociée de cette texture orchestrale et compositionnelle qui d’emblée installe chez nous ce malaise tout comme aussi, ce plaisir.
Une atmosphère se crée et devient familière… Hitch sans Herrmann… cela sera difficile.

Au départ je voulais me contenter ici de la seule scène d’amour mais en réécoutant cette suite orchestrale vertigineuse je ne peux que l’associer en son entier , telle que présentée dans cette compilation, à cette idée de frisson.
La musique de Bernard Herrmann peut être appréhendée à plusieurs degrés de perception.
Chose assez rare dans le principe de la B.O et ce malgré une forte co-identité entre le réalisateur et le compositeur, elle peut tout à la fois s’émanciper du film en lui-même et avoir sa propre vie, sa propre fonction comme rappeler à celle ou celui qui a plongé dans l’image qu’elle reste le vecteur fonctionnel de l’intrigue hitchcockienne.


Le frisson s’empare de l’auditeur qui se remémore ou pas cette spirale du vertige dans cette première partie qui prélude la suite, qui ouvre en générique, le film.
Ces boucles d’arpèges traités en multicouches et s’opposant pour créer justement cette sensation vertigineuse, de manque de repère, de chavirement, d’inquiétude, d’angoisse même, d’indécision et surtout de non contrôle de soi sont un coup de génie tant orchestral que structurel.
Les arpèges de harpes s’opposent dans leur débit harmonique entre ascendant et descendant.
Ils sont également traités en rythmiques combinatoires de façon à ce que divers découpages de la pulsation (noire, croche, double croche) s’entrechoquent ou se croisent sans jamais pouvoir se réunir et s’unifier tout en se battant contre d'imposantes figures de cuivres (trombones en particulier). 
L’idée, alors, du malaise du vertige prend toute sa dimension, comme si ce malaise maladif prenait là, sa réalité et son acuité sonore.

Vient ensuite un cauchemar qui lui aussi fait frissonner d’angoisse.
La stridence s’invite et par à-coups de chocs, d’impacts orchestraux, de traits véloces indiquant que l’on courre afin de fuir l’empreinte mentale, cette panique cérébrale qui semble installée à l’infini temporel prend une place dans tout notre être.
Le frisson parcours l’échine du corps et les effets d’écriture, dont le terme de savant ou de parfait savoir est plus que légitime, arrivent à installer ce que chacun a forcément connu dès l’enfance, cette phase mentale qui vient détruire la paix du sommeil, rendant celui-ci impossible, chargé de sueurs froides incontrôlables, de replis nerveux sur un soi qui n’ose plus la quiétude, car… si ça revenait… et ça revient… forcément.
Alors l’entrée dans le sommeil devient rude, frissonnante dans la nuit et un stress menaçant, pénible, obsédant ne peut que s’installer en soi.
Ce cauchemar, seconde partie de la suite est là encore d’un réalisme d’illustration sonore absolument piquant de pertinence – on y plonge car il est là, au beau milieu de cette suite, mais ce n’est pas spécialement avec une envie délectable, si ce n’est celle paradoxale que l’on peut avoir quant on aime à se faire peur en regardant un film dit d’épouvante ou en lisant, par exemple Lovecraft.
Mais ici l’épouvante n’est pas palpable, ni chargée d’évidence, elle est insidieuse et on se la crée soi-même, comme l’on créera soi-même son « propre » cauchemar même si celui de James Stewart, mélangeant vertige, amour obsessionnel et culpabilité revient hanter comme un trait familier dès les premières mesures de cette seconde partie.

La suite se conclut avec la merveilleuse et frissonnante scène d’amour où le génie de Herrmann va s’autoriser l’art wagnérien mêlant quelques incartades hispanisantes (une Espagne déjà évoquée en castagnettes éblouissantes tant qu’inquiétantes - mais auxquelles l'on n'avait pas vraiment prêté attention, angoisse oblige), contexte du film oblige.
Ces crescendo expressifs, ces nuances exacerbées, ces cordes soyeuses, cette sublime mélodie…
Ce passage, arrivant ici après le déluge orchestral cauchemardesque, l’on y plonge avec un délice quasi serein. C’est un espace où le sentiment pur prend sa place, où l’infinie noblesse amoureuse se positionne… mais il faudra attendre la réalité de cette coda majeur amenée par truchements orchestraux avant de se dessaisir presque réellement de ce frisson d’angoisse apparu clairement dès le prélude.
Celui-ci n’a pas vraiment quitté l’ouvrage, il n’a pas vraiment été estompé, car Kim Novak en Madeleine – Carlotta a installé cet amour sous couvert d’ambiguïté tout au long de l’ouvrage et la musique de Bernard Herrmann s’est emparée de ce vecteur essentiel à la trame du synopsis.
Il l’a alors disséminé en accords tendus (diminués), en stridences même quand l’axe mélodique est roi, comme ici en cette scène d’amour où les violons leaders vont chercher dans les aigus les plus enneigés. Il l’a choqué en effets de nuances, accents, chromatismes et crescendos decrescendos compulsifs afin de donner à ce délicieux sens du frisson qui parcours l’auditeur une valeur ambiguë, plurielle, hésitante.

Bernard Herrmann avait peu de considération pour son œuvre musicale cinématographique, il rêvait et aspirait à une autre noblesse artistique, une autre reconnaissance.
Il n’avait pas conscience d’avoir non seulement écrit quelques-unes des plus belles pages musicales du 7e art, mais de la musique du XXe siècle, ce tout court.
Cette suite ancrée dans un cadre symbolique reflète parfaitement son art et sa science de l’écriture musicale et orchestrale. 
Ses compositions pour « Psychose », par exemple, aux stridences inédites et novatrices ré-éclairant l'école de Vienne dépassent ce simple cadre créatif pour argumentaire – elles imposent un style d’écriture contemporain de ce XXe siècle où la musique de B.O prend une réelle valeur inventive, s’émancipant de l’illustration sonore pour agir en mouvement indépendant mais cependant parallèle à l’image.
« Vertigo » est pour moi une forme de synthèse de son art musical total, de son sens novateur comme des réappropriations culturelles qui rendaient sa musique finalement, « familière » tant que complexe et savante.
 


Commentaires

  1. Alors là, quel beau choix. Sans doute évident pour toi, mais je ne connais pas tout Hitchcock (j'ai vu que Fenêtre sur cour, Les oiseaux et Psychose). Mais cette musique, comme tu le dis, s'émancipe de son oeuvre (même si ça m'encourage à regarder Vertigo).
    Et autant sur les blogs des copains, je n'ai pas forcément perçu la peur, l'horreur, l'épouvante, sur leur choix, là ça fonctionne. Et je m'imagine encore plus écouter ça étant gamin. L'effet aurait fonctionné à merveille.

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    1. J'ai fait regarder vertigo à mes gamin, ados...
      ils m'en parlent encore... ce film marque et s'installe durablement dans l'esprit et sa musique, forcément... avec.
      Merci de ton retour et de ce comm'

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  2. Tu as choisis une musique de film (moi aussi). Avais tu une proposition qui ne soit pas une musique de film ? (un frisson 100% musical) ?

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    1. Oui bien sûr...
      Dans l'opéra principalement avec les airs de Puccini (mi chiamano Mimi ou nessun Dorma qui me foutent le frisson à chaque fois), les préludes de Wagner ou encore la mort d'Yseult (version live Norman/Karajan) et la scène des cheveux de pelleas et melisande de Debussy.
      Des frissons pas de peur ou d'angoisse juste de sensations.
      Le thème étant ambigu j'ai opté pour une musique qui me procure les deux...
      Le clair de lune de Debussy par Khatia Buniatishvili est un de mes frissons de sensations récent dont je ne sais me passer tout comme V+V de Kancheli par Lisa Bathiasvili - deux albums dont je parle dans le blog.
      Breathe de Floyd me procure toujours un frisson de plaisir comme Imagine de Lennon qui fait mouche à chaque écoute, pourtant on croit le connaitre par cœur, mais c'est cette fracture vocale qui fait le truc.
      Il y a bien un autre titre en jazz qui me le fout ce frisson mais ce sera pour plus tard et la voix de Billie Holiday (you've changed - version avec cordes dans lady in satin) pour le coup me procure les frissons dans plein de rapports car sa voix est tellement impliquée et vie qu ça dépasse la seule musique)...
      Julie with de Eno...
      Heroes de Bowie...
      Salvador de Egberto Gismondi...
      avec le temps de Ferré... l'âge aidant...
      à +
      merci du passage.

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  3. Hitchcock, j'aimais beaucoup quand j'étais jeune, j'en ai vu pas mal dont celui là évidemment...le 1er cinéaste qui a montré l'importance de la musique dans un film pour moi, les deux sont indissociables chez lui et certaines sont devenues cultes...je crois même que le début de ton extrait a été samplé sur un de mes disques de trip hop...:)
    Une vraie musique qui fait peur, je l'écoute là et pas besoin des images pour flipper...:D

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    1. Le pouvoir de la musique de Herrmann est incroyable et cela installe l'image... sans le besoin de l'image...
      Un grand compositeur.

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  4. J'ai compris : tu veux nous empêcher de dormir tout le weekend !!!!!

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  5. Marrant ce besoin de reconnaissance hors musique de film, comme Ennio Morricone, nous sommes vraiment désolé pour eux.
    Tu parlais d'enfance et tu as touché un période où se regroupent ce film un peu, mais surtout "La Maison du Dr Edwards" et en t'écrivant je me disais que c'est bien dommage d'avoir travaillé avec "Miklos Rozsa" pour la bande son, même si sa musique est superbe mais grand orchestre pour souvent décorer ses films à la musique omniprésente. Même moment d'angoisse avec "Soudain l'été Dernier" mais là encore pas de Hermann.
    Maintenant que j'ai un coffret de Hitchock, je me suis jeté sur Vertigo, mais faut dire que c'est surtout pour Kim Novak (et dans "ma sorcière..")
    Et tu as raison, Hermann, comparé à d'autres, il a complété, parfois anticipé et rendu angoissante ce que une image ne montre pas encore. David Lynch sera aussi très bon pour filmer le banal en sachant y mettre la dose de malaise inexplicable.

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    1. Herrmann connait parfaitement son sujet de l'écriture musicale et des ficelles de l'orchestration.
      Il a sous la main Wagner, Puccinni, Gershwin, le jazz, le baroque... et les dissonances de l'école de Vienne.
      Pour autant, cette culture il sais non la copier mais surtout la mettre au profit de son langage.
      Des références parfois apparaissent (boléro envoûtant, marche à la Weill, etc...) mais il faut y penser pour les cibler, car en fait, sa personnalité emporte tout.

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  6. tu as joué le frisson du frisson, celui par exemple de Tubular Bell que j'ai failli choisir.. sauf que le film fout des frissons, le morceau d'Oldfield un peu moins .. pour moi en tout cas. C'est devenu une musique sans le film, là c'est absolument cinématographique et in sent les images, palpite.. Je connaissais pas.

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    1. En découvrant ce compositeur tu vas te régaler...
      à +

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  7. J'ai vu pratiquement tous les films de Hitchcock (j'ai tenu un vidéo club pendant 12 ans). Sueurs froides fait parti de mon top 5 avec les oiseaux, psychose, la mort aux trousses et fenêtre sur cour. Et sa B.O., a la fois romantique, envoutante et terrifiante est juste une Perfection.

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    1. ce mot peut résumer l'ensemble des bo de herrmann dont je reste un inconditionnel absolu en matière d'écriture musicale - perfection...
      merci

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