THANK YOU BARRE (Barre Phillips – 28 octobre 1934 San Francisco / 28 décembre 2024 Las Cruces).

THANK YOU BARRE (Barre Phillips – 28 octobre 1934 San Francisco / 28 décembre 2024 Las Cruces).


Il me faut lui rendre hommage et parler de lui.
Barre Phillips s’est éteint le 24 décembre de cette année juste passée ... 2024, une veille de Noël.
Un signe ?

Barre Phillips c’est certainement l’un des contrebassistes et musiciens de jazz dits modernes et « libre/free » – je reviendrais sur ce concept et cette esthétique trop fourre-tout dès qu’un musicien sort du « cadre », dont il reste l’un des plus grands représentants – les plus emblématiques, les plus représentatifs qui soit.
Il a joué avec tout ce que ce jazz d’avant-garde a pu avoir de noms (d’Ornette à Lee Konitz en passant par Jimmy Giuffre ou Archie Shepp, Marion Brown, Terje Rypdal ou encore John Surman, Michel Portal et même Gong) pour une liste incalculable de partenariats et participations.

Barre Phillips c’est l’une des figures discrètes du label E.C.M pour lequel il a enregistré, par exemple « Mountainscapes » ou encore « Three day Moon », «  Journal Violone » …

Barre Phillips s’est installé en France, à Puget Ville exactement, non loin de chez moi, où il a résidé paisiblement et même créé m’a-t-on dit, un espace / club, dédié à la musique "libre" qu’il affectionnait et pratiquait avec passion, mentor et même pédagogue de l’idée d’improvisation totale.

J’ai eu la chance inouïe de le rencontrer et de partager avec lui, de façon très épisodique mais capitale pour mon mental musical, quelques brefs ou longs moments musicaux mus par ce concept.
Cela s’est, comme beaucoup de rencontres de ce type, fait … par pur hasard et de façon incongrue.

Après l’obtention du diplôme dit « DUMI » via trois longues années d’études en tant qu’étudiant travailleur (autrement dit cours les week-ends, vacances scolaires, etc.) puis réussite du concours CNFPT afin d’être titularisé sur ce poste, me voilà en quête de stages (comptabilisés en heures) afin de valider ledit concours.
Des stages administratifs et soporifiques obligatoire …
Des stages usants, visant à te montrer ou démontrer les « bienfaits » d’une organisation normative professionnelle, mais surtout encadrée et complètement stéréotypée, hors sujet et surtout chronophage pour la qualité de terrain de l’enseignant (déjà à cette époque l’administratif dans l’enseignement dit spécialisé prenait pleinement le dessus sur l’artistique et sa pédagogie).
Et là, glissé, chose rare, un stage à Chambéry sous la houlette de … Barre Phillips.
Place chères à avoir, mais à force d’insistance téléphonique et pour le coup, d’application à remplir le « dossier » d’inscription, voici qu’arrive l’acceptation.
A cette époque on ne s’inscrivait pas encore … en ligne.

Barre Phillips, pour moi, en ces années, c’était un nom lié au jazz dit moderne que j’affectionnait en même temps que je le découvrais avec grand intérêt.
Pas grand-chose de plus, mais dans un cadre hyper rigide administrativement que celui de l’organisme « Centre National de la Fonction Publique Territoriale », la proposition d’une opportunité telle que la rencontre avec – enfin – un artiste référent et connu c’était simplement enthousiasmant.
Le stage se présentait comme « une rencontre autour de l’improvisation entre danse et musique ».
C’était là encore, inédit.

Voici le jour J.
J’arrive à Chambéry, le lieu réservé est une école de danse.
Je gare la voiture, cherche un point d’accès afin de décharger ma batterie, on m’indique la salle.
Je transporte tout ce bazar, veillant, sur les recommandations du gardien du lieu, à ne pas abîmer le parquet de la salle (en général c’est la spécialité des batteurs que de pourrir les sols sur lesquels ils mettent leur instrument).
Je suis en sueur, la batterie a été installée en un temps que j’estime record.
Barre avec son accent américain et classieux inimitable, affublé d’une chemise à carreaux colorée « too much » et muni de sa contrebasse noire se présente et présente le travail qui sera visé pendant le stage.
Nous sommes relativement peu nombreux mais cela est suffisant et beaucoup d’instruments sont représentés.
Il y a aussi des danseuses, pas de danseurs (ou peut être un seul) …
Parmi les personne présentes je connais quelques têtes, un prof de « solfège » ringard en mal de reconnaissance professionnelle, un prof de piano classique avec lequel j’ai partagé quelques années de conservatoire grenoblois, toujours aussi imbus de lui-même, un guitariste croisé en jam session, etc.
Seule consigne, être nous-mêmes, se libérer de nos cadres musicaux et s’exprimer en étant à l’écoute de l’autre avec nos « capacités » instrumentales et surtout musicales – je crois avoir résumé.
Il en était de même pour la danse, bien entendu.

La présentation est terminée.
Barre a fait le tour habituel des personnes.
Chacun s'est présenté et il a retenu les prénoms.
Il écarte les bras, tend les mains et se tourne … vers moi.
« Pour commencer … Pascal et … (je ne me souviens plus du nom de la danseuse) ».
Face à nos airs interrogatifs, il nous dit simplement « Exprimez-vous en improvisant, ensemble, dialoguez ».
Vide mental sidéral… instant de grande solitude, etc.
C’est ce jour-là que j’ai remercié et pu véritablement utiliser ce qu’en un autre stage Daniel Humair m’avait apporté, il y avait déjà si longtemps, alors que je n’étais qu’un adolescent fan de Moon et Bonham… et que je n’exploitais que peu, les occasions musicales de jouer si moderne étant congrues.
Alors, nous voilà partis pour une longue improvisation, sous le regard (et certainement l’écoute) d’une assistance forcément intriguée, acerbe pour certains, positionnée pour d’autres.
Elle évolue, je suis, cherchant sur cette batterie autre chose que le seul élément rythmique, creusant l’idée de son, embarquant aussi la danseuse vers des mouvements impulsés par fûts, métaux, bois…
Je n’ai aucune idée de ce que cela rend – elle non plus.
La seule chose qui compte est cette symbiose encore inexacte, totalement innée, pas vraiment préconçue car véritablement nouvelle qui s’installe entre nous de façon purement instinctive et intuitive.
Etrange sensation – je suis avec elle, elle est avec moi, l’échange est réel, le partage est efficient, la relation est intense, physique et sensorielle, mais également elle fait réagir l’intellect de façon surprenante en dégageant immédiatement la zone de confort de chacun de nous deux.

Barre observe, analyse, cherche et approuve.
Il peine à rompre ce moment qui ne cesse de se développer et de prendre confiance, de se solidifier et de trouver son axe de discussion gestuel et sonore, cependant abstrait.
Mais il n’aura besoin de briser l’affaire, car la chose, à notre grande surprise, se fera d’elle-même et ce moment fugace, mais magique, resté éternel et tel quel, gravé dans ma mémoire artistique et musicale, aura su s’organiser dans l’espace physique et temporel avec une forme d’entrée dans une matière inconnue, pour se chercher et se développer puis trouver, sous une organisation instinctivement déclinée, sa « coda ».

Un long silence.
Une fatigue énergétique incroyable entre elle et moi, épuisés par cette densité ... cette … pression.
On a « tout donné », de façon spontanée et immédiate.
Barre a apprécié et il va partir de là pour développer son axe de travail improvisé.

La matinée passe, auréolée de rencontres duettistes, de trios, de collectifs.
La magie opère peu, ou parfois … de part et d’autre chacun ne sait réellement sortir de son modèle éducatif, social, culturel et souvent borné.
Barre avait-il d’emblée lors de nos présentations personnelles, ciblé nos deux personnes comme capables d’illustrer sa visée pédagogique ? …
Je pense le soupçonner de l’affirmative ... cet homme transpirait d’intelligence et de lucidité humaine.

Le stage se concluait par un spectacle donné dans un théâtre expérimental, sorte de scène ouverte où les protagonistes danse et musique pouvaient circuler librement et se mêler au public. Un concept de loft bien américain quand on y pense.

Au cours de ces quelques jours, j'ai souvent parlé avec Barre. Je considérais cela comme un honneur de pouvoir ainsi échanger avec lui.
Nous avons parlé du label E.C.M pour lequel je ne lui ai pas caché ma fascination et il m’a raconté quelques belles anecdotes.
Il m’a parlé d’Ornette, de la montée du free, de la libération du jazz à laquelle il a participé…
Il m’a dit apprécier ma façon d’aborder non la batterie, mais par la batterie, la musique, mon jeu ne se résumant pas à tenir le beat ou être (ce qui était mon CV de batteur à l’époque) un clone des batteurs de rock (il adorait cette énergie) ou un simple émule du jazz Nouvelle Orléans.

Le spectacle ne fut pas extraordinaire et même si Barre fit « un tabac » (expression en jeu de mots qu’il adorait nous entendre lui dire et qui le faisait rire aux éclats), car il récupérait par son immense jeu musical de contrebassiste les écarts de nombre d’entre nous.
Car encore une fois l’ego démesuré de certains, honteux d’être dans une situation expérimentale et cherchant à démontrer qu’ils restaient des musiciens « sérieux » prit souvent le dessus.

A l’issue du stage, au moment des congratulations, aurevoirs et échanges de procédés se voulant bons, à ma grande surprise, Barre vint vers moi et me demanda mon téléphone.

C’est ainsi que, par la suite, il m’appela de temps à autre sur la durée d’environ une année et de façon aléatoire et épisodique pour participer à des sessions identiques d’improvisation totale.
Il louait une salle de danse, soit à l’issue d’un stage, soit par pur fun, invitait un réseau public de passionnés d’expérimental contemporain et hop ! nous étions partis pour de longs moments improvisés entre danse et musique, sous le regard médusé du public.
A l’issue, il nous faisait un débriefing, car parfois cela marchait, d’autres cela était hésitant et forcément l’on puisait dans nos ressources et nos bagages, notre « savoir-faire », ce qu’il voulait absolument éviter, à raison.
Puis Barre est (re)parti en tournée, de mon côté j’ai été titularisé et bien occupé professionnellement.
Puis la fatigue et des problèmes physiques m’ont fait abandonner progressivement la batterie pour le piano.
Puis, puis …

Puis une école de danse m’a engagé pour des sessions régulières d’improvisation pour lesquelles j’ai combiné cette dimension de Barre avec des techniques issues d’un intervenant danse régulier au CFMI de Lyon qui œuvrait dans un sens similaire avec des « techniques » d’approche bien adaptées à la pédagogie initiatique pour l’enfance.
Ce mix assorti à désormais une somme de certaines de mes expériences musicales m’a permis là encore de bien beaux moments professionnels dans ce cadre expérimental et ouvert.
Puis, puis …

Puis muté dans le golfe de Saint Tropez, voilà que notre directeur cherche à organiser un stage sur une dynamique qui permettrait un partenariat réel et concret entre les départements danse, théâtre, art plastique et musique du conservatoire.
Je lui évoque l’idée d’entrer en relation avec Barre afin de concrétiser ce projet.
Il accepte et Barre vient pendant une semaine sur un schéma identique, faire « formation ».
Retrouvailles évidentes mais je reste à l’écart, notre bien trop opportuniste et suffisant autoproclamé responsable du « département jazz » passe la totalité de ce stage à s’auréoler de la gloire d’avoir invité Barre et le colle, tel un toutou, de son intellectualisme de surface.
Même issue, un spectacle.
Un résultat cette fois proche du lamentable, car sous la houlette de l’encadrement d’une telle personne, même Barre lui-même n’arrive pas à ses fins et nous voici embarqués dans une sorte de caricature musicale sans réalisme, sans compréhension où le n’importe quoi fait légion sous couvert d’une prise d’égos digne de la plus grande supercherie.
Quel dommage !

Pourtant Barre, au fil des quelques discussions que j’ai pu avoir pendant cette période restait le même, le même convaincu, engagé, déterminé…
Il était d’ailleurs en questionnement face à ces comportements ingérables.
La différence entre le premier stage, chambérien et le second ?
Le premier était sous l’égide du volontariat (en majeure partie, même si) des protagonistes.
Le second avait été « imposé » par la direction puis récupéré par un intello de surface souhaitant par ce biais s’auto faire mousser.

Barre était tout sauf aveugle de la chose.
Son art véritable et véridique de l’improvisation est mû par l’identité des personnes qu’il fait s’exprimer, sans fards, au plus profond d’elles-mêmes – il n’y a de place pour la supercherie, l’artefact, l’égocentrisme et la superficialité.
Improviser implique un don total de soi, et une mise à nu sans vergogne – alors …
Il avait pourtant admirablement fait son « travail » et surtout fait passer un certain message.
Le même …
Il suffisait de … l’entendre.
Ou d’être en capacité de le faire.

Par la suite j’ai un peu suivi sa carrière mais je n’ai osé reprendre contact avec lui, cette dernière expérience me faisant quelque part honte.
Et puis, honnêtement, je n’étais plus du tout sûr d’avoir la même capacité de liberté au piano rapport à la batterie.
Un de mes collègues – qui doit être véritablement affecté – a beaucoup travaillé avec lui et on en a souvent parlé lors de nos rencontres lors de partenariats entre départements respectifs de nos conservatoires locaux.

Mais j’écoute toujours et encore sa musique.
Elle reste authentiquement et véritablement ... libre.
Et je garde en moi ces quelques moments passés sous sa houlette comme parmi les plus précieux que la musique m’a donné.
Parfois une rencontre momentanée, épisodique vaut bien plus que des années de travail, de formation, de quotidien professionnel, voire même d’expérience ou de "savoir-faire", se croyant acquis(e) …

S’il est un artiste qui m’a énormément apporté en réflexion, approche, ouverture, comportement et tant d’autres attitudes quand je suis « face à la musique », c’est bien Barre Phillips.

Je lui dit sincèrement : merci.

Commentaires

  1. Hello Pascal, Une belle rencontre, une histoire qui t'as laissée de beaux souvenirs, qui t'inspire et t'inspirera longtemps. Ha, les pseudo directeurs, les cons qui se la racontent. Le côté latin des Français. Pauvres de nous. Merci pour cet éclairage, je pars à la découverte de Barre Phillips. PS; J'ai écouté une partie de votre concert pour Radio Cigaloun. Un bien beau cadeau de Noël. Populaire, classieux, nickel chrome. Eric

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