Batteurs – chapitre 2


Batteurs – chapitre 2

On l’a lu précédemment, l’admiration pour l’instrument et l’instrumentiste batteur peut dépasser le cadre du seul et obligatoire solo pour batteurs, du seul trip du batteur pour batteurs, bref entrer dans le cadre normal et logique de la sphère artistique dite musique…
Cette déviance n’est pas due qu’aux batteurs, d’ailleurs, mais elle est moins remarquée quant il s’agit d’autres instruments.
Prenons les guitaristes pour guitaristes, y’en a un paquet… des tritureurs de manche en mode démonstratif de plus rien du tout, on en croise plein les albums et pour s’élever au-dessus de la mêlée il faut être soit le plus rapide de ceux-ci, soit le plus inventif et enfin il arrive que la musique prenne heureusement sa place, alors, ceux-ci passent du stade de champion de F1 à celui de musicien … et artiste. 
Tant de sous Hendrix, puis de sous Page, Beck ou Blackmore, de sous Vai/Satriani, de sous Bonamassa et bien sûr de sous Clapton… mais parfois à partir de ses idoles on peut transcender ou se révéler (je pense par exemple à Robin Trower, ce fantastique émule de Jimi).

On pourra décliner ça pour tous les instruments, en fait, et cela existe depuis longtemps que cet « abandon » de la musique pour l’axe virtuose démonstratif.
En musique classique le concerto en est un parfait exemple et il faudra attendre l’après Beethoven pour que les cadences où l’on brille, oubliant le sujet initial d’un compositeur soient malheureusement écrites, afin d’éviter les débordements égocentriques.
La frime… un terme qui résumerait certainement tout cela, finalement.
Je continue à piocher dans mes souvenirs, écoutes et encore recherches pour parler d’autres batteurs. Ils ne sont pas inconnus, ils ont parfois fait école ou sont planqués derrière leurs employeurs, leurs studios, leurs groupes – mais sans eux…

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STEVE GADD – « Aja » (Steely Dan / Album « Aja ») – « Seven Steps to heaven » (Ben Sidran Album « the cat and the Hat » - « Not Ethiopia » (Steps ahead / Album « Smokin’ in the Pit ») – « Recado bossa Nova » (Manhattan Jazz Quintet / album « Autumn leaves ») …

Parler batterie sans parler de Steve Gadd c’est en fait, impossible.
Gadd c’est un tournant majeur de l’instrument, une sorte d’avant et d’après lui à tous les niveaux et strates d’approche de l’instrument et de la musique portée par celui-ci.

Adolescent, j’ai souvent croisé son nom sans vraiment m’y attarder sur nombre d’albums forcément estampillés jazz-rock. Son jeu pourtant subtil mais finalement peu démonstratif ou techniquement exacerbé ne m’interpellait pas plus que cela – j’ai donc loupé un pan d’influences qu’il m’a fallu rattraper plus tard et forcément, cela n’a pas été simple…

Gadd pourtant il aurait dû m’être familier dans le « School Days » de Stanley Clarke, ou du moins m’intéresser – et bien non, j’était trop obnubilé par le fracassant Billy Cobham pour chercher à comprendre pourquoi cette simplicité apparente, pourquoi ce son mat et resserré, pourquoi ce souci du pattern rythmique concis, précis et ciselé en place de breaks torrides, de descentes de toms fulgurantes, bref, de l’arbre cachant la forêt. Il y eut l’album d’Al di Meola, guitariste au staccato mitraillette, aux doigts capables en espagnolades de rivaliser avec un patron pourtant pas manchot du genre, Mr Chick Corea – un album épuisé tant qu’épuisant de vélocité, d’énergie nouvelle et de plaisir quasi juvénile : « Elegant Gypsy ». 

1977… on avait même monté un groupe se voulant de la veine, eu un petit succès d’estime locale avec l’intérêt de la radio grenobloise et une interview pendant laquelle on avait exprimé notre passion envers le jazz rock, tirant à boulets rouges sur ces rockers à deux accords. Une sorte de rébellion inversée – quelques concerts, un truc fulgurant et fugace, genre tout puis plus rien.
Épuisant tant physiquement qu’en nombre de répétitions afin de mettre en place ces compositions ficelées dans ce genre mélangeant flamenco, jazz et jazz rock à tendance latino santana-isante, ce groupe, Sher Khan aurait dû et pu continuer – mais je crois que les egos respectifs là encore nous avaient fait dépasser la musique et à bien y réfléchir le souci de performance technique n’y fut pas pour rien.
Mélanger un guitariste influencé et quasi mimétique d’Al, un batteur en mode DeJohnette/Cobham/Williams et barré dans ce type de jazz et un bassiste ancré sur Wetton, c’était un sacré pari et on n’avait pas assez d’expérience, de recul et d’intelligence musicale pour se sortir de ça.
On était... trop jeunes...

"Elegant Gyspsy" - Jan Hammer comme chez Beck, participe activement chez Al Di Meola.
Gadd a pris son siège en studio sur des futurs titres emblématiques et il y a aussi sur d’autres titres mon idole du moment, donc celle à capter obligatoirement en cette fin seventies : Lenny White.
Là encore, même oubli que pour « School Days », bien que Lenny y fût moins démonstratif que Billy.
Cet album a certainement été une ligne directrice pour notre fusion musicale en toute camaraderie.
Ce groupe m'a fait lâcher les autres - côté stratégie, j'ai dû faire une erreur - certains eurent une belle carrière.

Batterie c’est pour moi souvenirs, excusez-moi d’ouvrir de fait, cette page…

Un peu avant tout cela, un ami m’avait fait découvrir Steely Dan et entre « Pretzel logic » et « Gaucho » j’eus une période transitoire avec « Royal Scam »…
Et il y eut « Aja »… ce fut (enfin) la révélation Gadd, côté binaire et en fait, côté solo, là encore (rapport au chapitre précédent) sur apparent riff unis, mais cette fois pas un riff en mode phrase sur laquelle le batteur tourne et invente son solo, mais riff en mode cuivres jazz, interjections parfaitement écrites et soignées en mode tutti de big band de jazz : paaa – papa….. papapa…
Des interjections parfaitement écrites afin d’offrir à Gadd et Wayne Shorter un espace calibré et métré pour deux solos superposés absolument renversants d’écoute, de complicité/complexité, de musicalité, d’innovation, d’insertion du jazz dans la pop, un certain rock et un axe « chanson » restructuré par un duo de compositeurs, artistes, producteurs (Becker/Fagen) de génie.

« Aja », est et reste une composition de génie, destinées à l’expression de ces deux solistes, entre autres axes de développement, dont ils sont l'ultime point en non retour possible après leurs échappées identitaires.
Un titre qu’il faudrait décrypter par sa richesse tant d’écriture que de conception vers ces solos, points culminants, récompense d’un chemin où le japonisme intègre pop et jazz sous un sujet sociétaire métissant l'amour et servant de prétexte musical.
Un solo de guitare improbable sur un mode jamais entendu, un chant décontract’ ponctué de multiples suspensions, de relances rythmiques propulsées par un Gadd qui auréole de son jeu imaginatif et concis le sujet, préparant par de subtils effets bien à lui ce moment qui sera sien.
De l’art, du grand art…
Cette fois Gadd venait de retenir toute mon attention et mon intérêt envers lui ne cesserait jamais d’exister.
Un de mes amis batteur avec lequel je partageais quelques contrats, lui étant très sollicité me refilant parfois des gigs auprès d’employeurs de bal pas forcément captivants mais surtout lucratifs ne jurait que par Gadd.
Georges, décédé voici plusieurs années, un fait qui m’aura profondément affecté car nous avions commencé à tisser un rapport musical et humain solide et respectueux, amical – m’a embarqué vers l’univers Gadd et au fil de discussions aminées, lui, collectionneur avide de l’idole, m’a fait chercher vers ces séances de studio légendaire et à l’époque encore difficiles à se procurer.

Aujourd’hui « The Cat and the Hat » de Ben Sidran, reste un exemple de ces recherches addictives autour de S.Gadd.
C'est un album dont j’avais parlé dans mon ancien blog, ce qui m’avait valu la critique des bornés d’une électro se voulant créative – genre situation incongrue – et qui reste un album impossible à se procurer, comme s'il devait encore se mériter… 
Même les plateformes de streaming semblent l’avoir oublié…
Gadd y est au sommet de son langage et de son décollage médiatique – son solo dans le « seven steps to heaven » prouve qu’il est devenu une référence, un sommet que tous rêvent d’atteindre et il le fait par la pire des portes d’entrée en s’attaquant justement au sommet qu’avait posé avant lui, Tony Williams - un choix stratégique tant que patrimonial envers l’instrument qui laisse admiratif.
Un solo qui est juste Gadd, dans ce qui sera et restera en fait une sorte de son intégralité de jeu :
ces cassures / breaks issus du rock et qui viennent inonder le jazz,
cette technique directement sortie du tambour militaire et de défilé,
ce déploiement sur les cymbales assourdissant, loin des subtiles fréquences recherchées dans le jazz, cette réappropriation en quelque domaine que ce soit, du modèle latin-samba avec ces tambours ethniques, festifs et destinés à la danse réinjectés dans son jeu, en permanence,
ce sens de la lecture du texte musical, de l’appui à respecter et sur lequel ou encore duquel on part pour créer l’espace,
ce sens réel du développement du jeu dans le titre, mais aussi dans le solo, en posant des pièces de puzzle puis en constituant le langage autour de celles-ci afin d’écrire réellement la batterie
et bien sûr ce débordement de folie complètement contrôlée, complètement calculée, complètement assumée…
Un jeu qui fit et fait encore des émules, une école mais aussi qui a été beaucoup critiqué.

Steve Gadd resta un moment rangé dans mon espace binaire, chanson jazz-rock et c’est avec ce « Seven Steps » que je compris qu’il était également un fantastique batteur de jazz.
Comme si d’un côté il y avait le jazz et de l’autre… tout le reste…
A cette époque le formatage des étiquettes m’était utile presque indispensable pour mes repères mais aussi mon idée d’identité…
Steve Gadd a certainement contribué à briser ces frontières pour considérer la musique en tant que telle et bien au-delà de ces clivages stupides….
Cette ouverture d’esprit de sa part et du fait de son pluralisme et de sa capacité à intégrer toutes les esthétiques avec toujours ce même génie décliné plus haut, a certainement aidé ses suiveurs à dépasser eux aussi ces clivages.

Avec Georges quand nous parlions (j’ai eu la chance par la suite de jouer en claviériste à ses côtés) batterie, nous parlions avant tout musique, Gadd restant un exemple de diversité en ce domaine…
Alors que ce soit le bal musette, le jazz nouvelle Orléans, la fusion ou le rock la pop, le rythm’n’blues et surtout le jeu en Big band qui nous fascinait, lui étant batteur en BB et moi dirigeant l’un d’eux seule la préoccupation musicale entrait en débats et finalement la technique qui arrivait forcément dans la discussion n’apparaissait que sous et pour son apport musical, rien d’autre.

L’un des solos star de Steve Gadd est celui capté en live dans le double album de Steps Ahead « Smokin’ in the Pit », le titre « Not Ethiopia » est extrait d’un album des Breckers et il est ici réadapté au quintet qui en est à ses débuts… et qui de par la réunion de ces jeunes mais expérimentées stars du jazz moderne est devenu de suite légendaire…
Michael Brecker s’est émancipé de son frangin et part là vers des aventures solo qui le placeront directement tout en haut des saxophonistes, devenant une autre idole, un autre sommet, un idéal à atteindre malgré son inaccessibilité.
Mike Manieri transcende l’idée enfermée dans la Hampton-mania, dans le swing Milt Jackson ou encore dans la poétique Burton, de l’instrument vibraphone.
Il l’a inséré dans cette énergie, dans cette folie, dans cette nouvelle mouvance.
Don Grolnick est juste merveilleux, ce point d’équilibre dont tout l’orchestre a besoin pour se transcender, il l’assume et l’exacerbe.
Eddie Gomez est juste le parfait alter ego complément  de Steve Gadd et le restera dans tellement de contributions que c’en est incalculable… et éternellement délectable.
Et Kazumi Watanabe vient taper le bœuf… encore un guitariste dont il faudra recauser… "Mobo" en tête - encore des albums introuvables...

Ici le public attend le solo de Gadd et le lascar sait le préparer, ses potes de scène sont eux aussi dans ce mode, vas-y mon gars, explose !
Et bon... c’est juste du bonheur…

Cela va me permettre de conclure cet encart Gadd avec le premier album du Manhattan Jazz Quintet, « Autumn Leaves ».
L’un de ces albums post hard bop qui m’a fait réviser mon jeu de batterie, mon approche texture dans le jazz.
C’est là qu’un autre tournant va s’opérer dans le jazz et l’approche de celui-ci par ces zicos aux cv tellement protéiforme et diversifié que leur visée est forcément différente avec pourtant des « sujets » bien installés dans le répertoire, le patrimoine et un respect envers l’histoire évident.
Cet album va là encore ouvrir un jeu engagé, solide, agressif et technique transcendant le genre hard bop pourtant déjà bien pugnace (Blakey, D.Gordon, H.Mobley, W.Shorter, F.Hubbard et même Miles…).
L’insertion de ces titres latin/samba, comme ce « Recado » permettent enfin au binaire de prendre une place concrète et assumée avec une matière tant harmonique qu’idéalement rythmique pour le développement d’impros en tout genre. Soloff est fédérateur, Young est un Dexter rauque et bluesy, Moffett semble sorti de chez Trane, Matthews toujours critiqué est pourtant le parfait chef d’orchestre pianiste dont tous ont besoin pour être cadrés et Gadd à la prise de son encore plus mate qu’à l’accoutumée est en vitesse de croisière sur son jeu désormais posé, installé, positionné et référent au niveau international.
Alors on se régale et le jazz prend un autre aspect, une dimension qui pour ma part m’amènera à ré-apprécier les Corea avec Gomez qu’il aura là encore su transcender (Quartet, entre autres schtroumpfs albums…) ou encore ce magique CTI de Chet en "Autumn leaves" (tiens donc...) où déjà il présentait ce jeu si dense, si puissant, si fort et subtil à la fois.

Je pourrais ou devrais parler de Gadd chez Clapton qu'il booste désormais régulièrement depuis plusieurs albums, chez Masahiko Satoh où il revisite avec E.Gomez et le pianiste japonais la trace devenue autoroute laissée par Bill Evans, il faudrait se refaire un max d'albums GRP, ce label made i CD génération qui fusionna jazz, jazz rock et une certaine soul, un funk de studio léché et un groove permanent et parmi une discographie gargantuesque sortir du chapeau de Folon les albums qu'il a gravé avec Steve Khan, pur chef d’œuvres au gré desquels il soutient un guitariste parallèle en carrière et avec lequel il a forcément lié amitié et respect.
Et Stuff...
Et son Gadd Gang...
Et même chez Spyro Gyra, G.Washington, ou encore... Jonasz... 

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JON CHRISTENSEN – « Rolling Stone » (Terje Rypdal, album « Odissey), « Sart » (Jan Garbarek, album « Sart »), « Doors » (Mike Nock, album « Ondas »), « Prism » (Keith Jarrett, album « Personnal Mountains »), « All my Life / Ornette Coleman) – « Melancholia /Duke Ellington » (Bobo Stenson, album « War Orphans ») …

En fait, au départ, je souhaite depuis longtemps écrire un article complet sur ce batteur hors normes qu’est Mr Jon Christensen, mais l’occasion ici au regard de cette chronique m’apparait plutôt appropriée.

Jon Christensen est véritablement « atypique » si l’on veut débattre batterie.
Si le fait qu’il joue de cet instrument avec, qui plus est, des éléments classiques (pas de gigantisme ou encore d’adjonctions sonores issues de percussions, d’objets en tout genre…) le classe dans cette catégorie professionnelle, son approche de ce rôle de batteur l’installe dans un contexte musical et créatif dépassant largement la seule idée que l’on puisse s’en faire.

Ma rencontre auditive et créative avec Jon Christensen ne date pas d’hier…

La revue Best avait fait un article présentant le guitariste Terje Rypdal.
Le ton donné par le chroniqueur (certainement H.Picard) embarquait d'intérêt les amateurs de jazz en devenir, les accros du jazz rock et les inclinés du prog.
J’appartenais certainement à ces trois catégories et comme j’étais curieux et avide de découvertes d’horizons nouveaux, Terje Rypdal, un nom que j’ai de suite retenu, est entré dans ma sphère…

Il avait commencé à s’y insérer par l’album « Sart » découvert lors d’une de ces soirées lycéennes enfumées chez mon ami Thierry, avec qui je passais de temps à autre quelques bonnes heures afin d’échanger, partager des curiosités musicales, des découvertes, des inédits…
De ces moments vitaux me sont apparus ni moins que les Steely Dan, Garbarek, Rypdal, Henry Cow et autres Gong/Steve Hillage…
On blaguait pas… on écoutait… vraiment, religieusement même, avides de ne pas louper toute découverte sensorielle auditive.

Je lui avais emprunté « Sart », l’avais beaucoup écouté tout en n’y comprenant pas grand-chose, mais en sachant dans un coin de mon esprit qu’un jour viendrait où…
Cette musique ECM des débuts n’était pas encore catégorisée, classée, fixée…
On y trouvait une « sorte de jazz » bien libre sans être pour autant du free (du moins pour le peu de références en la matière que j’en avais si ce n’est le Miles électrique de « Black Beauty », « Live Evil » et autres « On the Corner », ce qui n’était pas si mal), une certaine déviance prog sans en être réellement s’éparpillait çà et là et c’aurait bien pu en être façon nordique… du moins c’est ce qui me venait en tête… mais comme ça restait purement instrumental... alors (???)...

Bref, le label, lui, savait où aller, et nous, on se cherchait encore…
Il fut pour ma part une opportunité afin de m’ouvrir l’esprit musical vers une liberté qui m’était vitale et impérative. 

Le jeu de J. Christensen dans « Sart » est déjà largement interrogatif.

La découverte de l’album « Odissey » de Terje Rypdal m’a complété de point d’interrogation… 

« Rolling Stone » a été le symbole de ce qu’il était possible d’imaginer réaliser avec deux cymbales, une charley toute ordinaire, et quelques fûts, bref le même environnement que tant d’autres… que le mien installé dans la pièce du fond – une salle de classe inhabitée jouxtant l’appart de fonction de ma mère, directrice d’une école maternelle immense… à l’effectif miniature.
Idéal pour squatter les salles vides et comme qui plus est, cette école était en pleins champs, y organiser des répétitions allant du reggae naissant, du jazz rock débutant en passant par l’expérimentation libre la plus anarchique possible était une logique adolescente évidente.
Sans parler des « partys » …

Posséder le double album de l’ami Terje ne fut pas affaire simple.
Ces premiers ECM en import coûtaient une petite fortune et ils n’étaient pas communément dans les bacs ce qui leurs donnaient une valeur supplémentaire et il était bien rare qu’une fois acquis on imagine se les prêter.
Les écouter ensemble, certes… mais de là à se les passer…

« Odissey » fut une véritable odyssée à obtenir.
Je l’ai toujours.
Il m’est resté précieux.
Puis je l’ai eu en cd et la première édition zappait (raison de place) le graal de l’album, ce fameux « Rolling Stone » c’est dire si j’en fus déçu voir pire, retournant systématiquement à la version vinyle.
Il est donc des titres qui opèrent une fascination et c’est quelque peu inexplicable.

« Rolling Stone » de Terje Rypdal m’a toujours fasciné et ce sentiment reste encore présent à chacune de mes réécoutes.
Ce titre possède des idées, des concepts, un son, une approche tant rock que libre, que jazz, que… jazz rock, que tout et rien d’autre finalement que l’originalité.
L’orgue fantomatique qui ouvre le titre est un modèle d’étude de la tirette harmonique et de l'ajout d'effets sur un clavier à lui seul.
L’atmosphère glaciale qui s’en dégage peut avoir une véritable emprise sur l’auditeur, ce en une poignée d’accords, tous aussi improbables les uns que les autres dans leur progression cependant logique – un véritable moment de magie… blanche.
Puis il y aura ce riff, genre le riff dont nombre de groupes rock auraient aimé être dépositaires, mais voilà, le détournement qu’en fait, justement, Jon Christensen en le déstructurant alors qu’il est droit et d’une rigidité métallique évidente, oblige cet espace cadré à une révision totale de sa fonction primaire.
Il aurait pu installer un rythme, juste cela, un bon gros rythme… le riff s’y prêtait largement et surtout aisément.
Non… en place de cela le voilà qui installe une contre rythmique, un contre sens, une déviation, un chemin de traverse qui va s’en emparer pour le déstabiliser, l’auréoler d’une nouvelle lumière d’un autre espace, lui donnant, forcément, une nouvelle dimension.
Là… on a affaire à du nouveau, de l’inédit, du peu ou jamais entendu, du moins en se référant à l’époque, aux us et coutumes des batteurs restés batteurs même s’ils ont cherché et exploré…
J. Christensen tient le tempo, et même le rythme si l’on va par là… mais ici, son approche unique et inédite le place non au-dessus de la mêlée, mais à part, totalement à part de celle-ci.
La fascination donc… puis ces solos interminables de lyrisme, de ponctuations visant l’horizon enneigé ou glacé le plus lointain possible avec toujours cet orgue spectral… ce trombone viscéral...

Inégalé et inégalable.

Le maître d’ouvrage d’une telle ouverture, d’une telle liberté, d’une tel espace réduisant l’idée de pulsation à néant, tout en la tenant à distance respectée, maîtrisée et respectable… :
Mr Christensen.

De là, j’ai donc commencé à suivre Jon (Svein) Christensen, sorte de batteur attitré d’E.C.M, l’autre Jack DeJohnette, celui du vieux continent, trempé dans une mystérieuse culture, happé par le mot jazz.
Un batteur libre sans être anarchique, l’un de ces rares chanteurs de l’instrument, sachant lui donner souffle, respiration, espace, phrases, vagues émotionnelles, emphase et sachant accompagner en contrepoint percussif les musiques les plus expressives possibles.

« Doors » m’a non seulement fait découvrir Mike Nock, dont cet opus E.C.M reste inégalé dans sa carrière, mais mis en évidence la capacité de deux musiciens apparemment éloignés à se fusionner par l’écoute, le respect et le sens du projet.
C’est par la participation d’Eddie Gomez que je suivais par ses associations avec Steve Gadd (bien loin de Mr Christensen, à de nombreux degrés) que je suis entré dans cet album.
Y constater que J.Christensen y figurait a attisé encore plus ma curiosité…
Le roi de la vélocité contrebassiste, du solo époustouflant, de l’attaque pugnace, de l’implication féroce aux côtés du poète percussif, voilà qui m’intriguait – je n’avais pas encore la culture de savoir me souvenir que Mr Gomez fut aux côtés de Bill Evans… une évidence qui m’aurait fait gagner du temps en compréhension.
Dans cet album tout est poésie, tout est subtilité, retenue, écoute et délicatesse.

Une sérénité absolue apparaît autour de ces thèmes d’apparence simples sur lesquels je me suis pourtant arrêté au gré de leurs transcriptions en new et old real books.
Des transcriptions qui prouvent leur niveau conceptuel de composition, de rigueur d’écriture et de schéma d’ouverture vers l’espace, là encore, et de liberté, ce, paradoxalement, sous contrôle stylistique répétitif.
Eddie Gomez est là plus lyrique que jamais, le toucher délicat de Mike Nock trouve ici un écrin parfaitement ciselé à son propos fait de touches minimales et minimalistes, poétiques et sensibles et Jon Christensen attise, retient, explore, ponctue, élargit, irise tout en donnant son véritable sens à cette musique hors sphères, hors sentiers balisés et classés, toujours libre, jamais expérimentale, toujours chantante, jamais démonstrative, exclusivement artistique, créative et bien sûr, musicale.
Ici point de surenchère harmonique, de méandres mélodiques incertains, d’accents massifs et toniques, de force ou de virilité exacerbée – juste la pertinence, la minutie du propos, sa parfaite maîtrise et son égal triumvirat entre ces artistes retrouvés là, pour la beauté.

J.Christensen semble être un batteur affectionné par les pianistes, parmi ceux-ci je vais positionner en premier lieu l’une de ces figures du label E.C.M, pas franchement connu si ce n’est là encore, des amateurs mélomanes du label : Bobo Stenson.
Quasiment en parallèle de « Odissey » j’ai eu la chance de côtoyer son nom, avec « SART », mais également avec son premier opus « Uderwear », là encore plus que particulier à intégrer pour un ado, mais je m’y étais habitué… d’autant qu’en simultané il y avait eu « Dansere » où le lyrisme de Garbarek s’associait miraculeusement au pointillisme de Bobo Stenson, ici dépositaire du projet sous son quartet.

J.Christensen et B.Stenson sont des partenaires de longue date et ils ont gravé ensemble quelques merveilles.
Afin de compléter la palette qui permettrait de comprendre le jeu défait de toute contrainte et orienté vers la liberté de J.Christensen deux titres issus de l’album « War Orphans » semblent presque tomber à point pour un résumé de son langage et de son talent : « All my life » d’Ornette Coleman et « Melancholia » de Duke Ellington.

Faire du libre à partir d’une composition du dépositaire du free parait une logique évidente si ce n’est une poursuite d’une sorte de patrimoine.
Faire de même avec la rigueur d’écriture d’Ellington relèverait presque du challenge, sauf que l’une et l’autre des compositions sont traitées ici avec le même esprit, réappropriées et remises en langage par ce trio encore une fois hors sentiers qui pourtant ne s’échappe jamais du modal, du tonal, bref d’un environnement cadré par une science d’école.
Pourtant, avec ces bases voilà qu’on arrive à s’embarquer ailleurs vers des contrées personnelles d’une dimension qui surpasse ces langages, comme si on arrivait à en créer "un autre", avec les mêmes mots. Mais il est vrai que ces mots restent, finalement... les notes.

Ornette c’est le free, mais le free ancré dans le patrimoine du jazz afro américain avec comme toile de fond l’éternel triturage du blues.
Ellington c’est l’art de la composition autour de ce même univers, de ce même, encore une fois, patrimoine afro américain.
B.Stenson se réinvente une liberté toute européenne à partir d’eux, à partir en fait de la seule beauté de ces thèmes pour les déployer, à sa façon, vers une liberté qui là est un véritable espace pour électrons s’emparant d’un cadre et évoluant à loisir en son sein.
Ici, J.Christensen développe un jeu totalement improbable, complètement divergeant, une force et une forme matures d’un cheminement qu’il a creusé depuis « SART », depuis ces débuts où déjà il interpellait par son extrême originalité, son inaccessibilité mimétique... seul restant l'idée d'attraper un "esprit", un "mental" artistique.

Je garde pour une fin qui n’en finirait pas son passage chez Keith Jarrett avec qui il a œuvré sous une égide de quartet européen.

Jarrett est une passerelle entre jazz et musique(s) classiques occidentales, entre l’idée du standard et de sa prégnance culturelle afro-américaine trempée dans le blues, la comédie musicale et la B.O de compositeurs dédiés au genre.
Jarrett c’est aussi la parfaite symbolique de l’impro totale, une symbolique qu’un « Köln Concert » a directement placé en haut du piédestal.
Une symbolique parfaite pour les directions du label E.C.M – Jarrett le free il a connu, qu’il soit électrique ou acoustique, entreprenant ou expérimental, abouti ou en mode éprouvette.
Jarrett le free, il connait donc tellement bien qu’improviser « librement » le rattache à cette tradition des pianistes tels que Chopin, Liszt, Beethoven ou Rachmaninov, Jarrett il sait jouer Bach comme presque personne et il sait donc les méandres de l’improvisation baroque, classique ou post de toutes ces époques.
Et il a trituré le fender ou l'orgue de supermarché comme personne aux côtés de Miles en se tirant la bourre avec Corea.

Jarrett c’est une somme de cultures au bout de ses doigts et qu’il s’installe dans le cadre du standard avec sa forme et sa grille d’apparence restrictives, ou qu’il se mette au piano, à nu en laissant filer son imaginaire débordant au bout de ses articulations, de son corps et de son vocal gémissant ou qu’il se fasse un fun Haendel, Bach ou encore Mozart, E.C.M a bien compris qu’ils avaient là le champion musical de F1 toutes catégories confondues permettant l’éclectisme sous couvert du perfectionnisme, de l’intégrité, de l’artistique dans sa plus haute idée de valeurs, de l’implication créative, imaginative et conceptuelle la plus supérieure qu’il soit. 

Jarrett a rencontré quelques années Garbarek, Danielsson et Christensen pour un quartet à la texture improvisée européenne, c’est-à-dire pas forcément ancrée dans le blues, mais dans d’autres modes de jeu qu’ils soient issus d’un classicisme lorgnant vers le contemporain, de la récup’ d’espaces traditionnels, de cheminements où la liberté rime avec cette seule notion de non contrainte, de non barrières, de non cadre préétabli – juste le dialogue et l’écoute, l’ouverture, le sens du respect et d’un partage d’idées, celles-ci étant… musiques.
Des albums studios, tellement légendaires qu’ils suffiraient à peine à une chronique tant ils ont amené l’idée de composition et d’improvisation sous l’égide d’un terme jazz, vers un ailleurs déviant… et quelques témoignages live, sortis bien tard, comme posthumes d’une période de vie, comme des albums souvenirs de ce que c’était et de ce que l’auditoire qui s’est pris ça dans les oreilles en ces moments bénis a pu happer de ces moments de grâce.

« Personal Mountains » a donc été enregistré en 79, à Tokyo et l’on sait le public japonais féru de ces moments inédits, créatifs et avant-gardistes. Il aura fallu attendre 89 pour qu’E.C.M sorte des extraits de ces trois soirées de concerts, attendre n’est pas le mot puisque l’on n’imaginait pas que ces moments eussent pu être captés…
Des moments rares, au-delà de l’imagination que l’on puisse avoir d’un tel quartet, de Jarrett lui-même, de l’idée que l’on se fait de Garbarek… 

De ces concerts « Prism » est marquant.

Un titre en mouvement, un moment entier pendant lequel Jarrett est imprégné d’une aura supérieure. Les phrases qui jaillissent sous ses doigts mêlent la virtuosité de la plus haute des voltiges avec un sens stylistique unique, inspiré, jamais – au grand jamais – empreint de clichés ou de récup’s de genre, juste et toujours si personnelles, si reliées à son esprit en perpétuel ébullition créative et imaginative.
Ces phrases d’une immensité rare éclatent là (7.35) dans un lyrisme éblouissant, dans une intention de chaque instant, dans un chant permanent.

Le titre s’installe dans un climat apaisé et c’est de façon quasi - « chorale » que Palle Danielsson expose une entrée lyrique et profonde.
J.Christensen a hésité pour quelques bribes de ponctuations de cymbales mais finalement il se rabattra sur les balais qu’il ne va pas quitter jusqu’en fin de parcours.
De fait, son jeu même s’il reste ouvert prendra, chose plutôt rare maintenant qu’on l’a bien écouté, un aspect rythmique plus « présent ».
Dès son entrée Garbarek impose comme toujours non seulement sa sonorité chaude, ample et d’une générosité sans pareil – il va se laisser solliciter au cours de méandres improvisés chantants et chargés de sentiments divers par le contre chant de Danielsson, toujours en mouvement autour de l’harmonie, mouvements récupérés par un Jarrett qui puise là la matière pour son entrée, lui aussi soliste.
Et quelle entrée ! ...
Plus rien n’existe, plus aucune autre direction ne peut être envisagée à part le suivre, le soutenir, l’écouter, l’aider, participer à ce moment de grâce – sorte d’orgasme musical auquel il nous a souvent habitués et qui là s’épanche encore peut être d’avantage et sans pudeur, sans froideur, sans retenue.
Garbarek revient sur sa position initiale et faire autrement eut été délicat, voire impossible – le cran a été poussé bien trop haut. Danielsson et Garbarek concluent thématiquement, unis et dans un esprit rappelant l’introduction.
On réalise alors le thème, on réalise alors sa simplicité et sa beauté, on réalise alors que plus de 10 mn viennent de s’écouler et qu’une magie qu’il n’est plus vraiment possible d’estampiller jazz ou autre vient de traverser l’espace-temps.

Et il ne s’agit que d’un « enregistrement » … j’ose à peine imaginer ce que le public a pu percevoir ce soir là – forcément du domaine de l’inoubliable, l’idée d’avoir assisté à un véritable « acte » artistique – la chose est certaine.

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Pour conclure, l’interrogation face à ce batteur peu commun qui n’a que peu de points de comparaisons avec d’autres pairs – Altschul, Motian, Lafarro, Favre, etc… - je reviens sur cette interrogation face à ce « Sart ».
Le titre éponyme de l’album embarque vers l’inconnu et c’est certainement cet inconnu qui m’a fait entrer tant chez E.C.M que chez ces artistes présents là et qui sont restés partenaires, amis, confrères de J/(S).Christensen.
Il y a là Garbarek qui fait gueuler son sax comme si une rage sauvage contenue, comme si la bête qui est en chacun de nous savait qu’elle devait se débarrasser de sa brutalité pour aller du côté de l’homme, de l’artistique, du chant et de la splendeur.
Il y a là Arild Andersen qui participe à ce conte musical étrange et nouveau.
Bobo Stenson émaille de son jeu fluide et imprévisible l’espace qui avance au gré d’un riff unisson, en forme de point de rendez vous dont Rypdal est dépositaire et surtout qu’il tord en tous sens soniques usant d’effets guitaristiques (chorus, wahwah, flanger… ) peu encore communs et surtout pas communs dans un domaine qui s’étiquette encore jazz car il en a l’esprit et qui est un jazz rock d’ailleurs car il en a l’énergie...  et la substance.
Autour de tout cela Jon Christensen organise une attitude rythmique volontaire et libertaire qui s’émancipe de tout ce qu’un batteur qu’il soit jazz ou rock a « en lui » …
Pas de beat frontal, mais un beat sous-jacent qu’il faut penser et imaginer, qui s’emboite dans ces ponctuations, dans ces élans, dans cette dimension où finalement l’idée de pulsation telle que notre pied ou notre doigt claqué n’est pas ou plus, la phrase musicale l’ayant remplacée, déplacée, balayée, déblayée…

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Je voulais m’embarquer sur d’autres et vers d’autres de ces batteurs admirables…
Ces Peter Erskine, Manu Katché, Paul Motian, Bill Bruford, Daniel Humair, Christian Vander ou encore Terry Bozzio… et tant d’autres Ansley Dunbar, Vinnie Colaiuta, Dave Weckl…
Mais déjà tant de mots et d’écoutes autour de ces deux là qu’entre deux moments festifs - Noël et une année à terminer – il y a déjà pas mal à écouter et à déstabiliser…

Ici deux extrêmes se côtoient, deux orfèvres des peaux et métaux, deux artistes qui ont su mettre l’instrument batterie sur une dimension inédite, nouvelle, avant-gardiste et référente.
Leur perfectionnisme est d’égale valeur, leur amour du son et de la qualité aussi et leur souci d’aller ailleurs est indiscutable.
Ils l’ont d’ailleurs fait.
Leur pensée musicale inonde leur parcours et en cela ils sont admirables.




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