SOLO, IMPRO : MEGALO, EGO, MUSICAUX, VIRTUOSO, BEAU... OBLIGATO ?... Chapitre 1

SOLO, IMPRO : MEGALO, EGO, MUSICAUX, VIRTUOSO, BEAU... OBLIGATO ?...
Chapitre 1

Le vaste sujet que voici...
Parfois, je me demande ce qui peut bien me pousser à me lancer dans des trucs pareils, mais bon une fois l’idée ancrée dans la tête, difficile de reculer alors j’avance...
Ça m’est venu, là, suite à ce réveillon lors duquel, en jouant de nombreuses heures, l’improvisation et ce qui en découle, le « solo » sont des atouts majeurs de défiance du temps, de plaisir de jeu et d’expression, de prise de parole et certainement de prise de pouvoir sur l’auditeur.

Inspiré, en mode cliché, truffé d’us, coutume et gimmicks de genre, banal ou lisse, le « solo » est un moment fort, précieux et souvent obligatoire, qui n’a rien d’anodin dans le jeu musical.
Improvisateur ?
Soliste ?
Déjà un distinguo à discuter s’installe...

De tous temps improviser est un acte artistique commun.
On a oublié que tous les compositeurs classiques étaient de grands improvisateurs... ils n’étaient pas forcément tous "de grands solistes".
Liszt était un grand improvisateur et un grand soliste, aujourd’hui Jarrett est son parallèle alter ego indiscutable.
Mozart était tellement ancré dans le sujet de ses compositions qu’il ne cessait d’improviser, s’en jouant, s’en nourrissant, ne s’en débarrassant certainement qu’en les figeant sur le papier.
Quand c’est là, dans la tête...
Zygel parcoure les scènes françaises et internationales en remettant en l’esprit qu’improviser n’est pas que le simple adage du jazz ou des musiques actuelles mais que de tous temps, cet acte musical était fondamental et même symbolique, représentatif  de la valeur d’un compositeur, artiste, interprète – ce tout ne faisant souvent qu’un...
Bach, Brahms, Chopin, Liszt, Mozart, Vivaldi, Paganini, Beethoven... en fait on peut prendre le dico des compositeurs et leur associer le parallèle d'improvisateurs.

Ce dimanche 08-01, Arte, concert berlinois 2015 avec Anne Sophie Mutter/soliste...
Saint Saens, Ravel... quelle fabuleuse soliste, des œuvres d’une beauté et servies avec une précision virtuose époustouflante.
Une écriture savante transfuge d’improvisation ? De l’improvisation transcrite ?...
Parfois, on s’y perdrait...
Retenir par cœur et interpréter avec fougue de tels méandres d'écriture virtuose, ou en improviser de tels ?...
L'entrée n'est pas la même, la difficulté est identique.

Aujourd’hui l’improvisation se fige dans l’enregistrement... par le passé certaines « cadences » de concerto ont figé l’improvisation et sont devenues des moments écrits détachés de leur sens initial qui visait, justement à déployer un savoir-faire d’improvisateur de l’interprète.
Si Mozart avait pu enregistrer ses improvisations, que serait-il advenu de sa légende ?
Les variations issues de son esprit agile telles que ce célèbre « Ah vous dirais-je Maman », probable acte écrit d’un esprit vagabondant sur l’improvisation en critères inspirés (Majeur contre mineur, dédoublement rythmique, contres chants marqués, et tant d’autres dispositifs....) seraient  : foultitude d’albums à rebondissements multiples, projet ciblé, amusette, live de brasserie, bootleg chopé par un admirateur sur instantané un soir en dictaphone vite fait iPhone ???...

L’improvisation enregistrée entre en mémoire, s’écrit donc indiciblement ... finit par se figer...
Alors quand un improvisateur, ou un soliste, se doit d’enregistrer un « solo », il sait que, quelque part il le grave... pour l’éternité...
ou pas.

Live, en capture scène, un grand improvisateur, ou un habitué du genre, celui qui tous les soirs se produit dans les clubs et produit, justement des solos plus ou moins géniaux, égaux, généreux, selon son humeur, sa motivation, sa vie car liés directement à celle-ci, est quelque part, sans surprise...
Attention, le sans surprise n’exclut pas le génial, l’émotionnel, le plaisir du langage qu’on (re)connait, du son familier, du trait tellement entendu qu’il est la pâte, du plan cliché mais qui génère toujours la même saveur...
Parfois l’égarement, parfois la redite, parfois le vide, parfois le trait de génie.

Profondément humain, le langage dit improvisé s’il est un us courant n’est finalement qu’un mode d’expression... on n’est pas génial tous les jours dans le dialogue quotidien...
Tentez donc d’être génial en phrase, choix de mots et syntaxe là, le matin au réveil du café...

Phil Woods (au hasard, ou presque), grand suiveur de Bird, est par exemple un reflet assez logique de ce quotidien.
Il peut me toucher, parfois d’un trait de génie, d’expression, comme me faire juste prendre le plaisir d’écouter du « bon jazz », ce qui en soit est déjà largement appréciable, mais avant tout il est Phil Woods et comme pour un bon pote, il faut juste savoir l’écouter en tenant compte de sa personnalité, de son langage, de ses convictions, de ses choix de vie...
Il peut raconter et captiver, il peut être proche du banal, il peut enthousiasmer, ou ennuyer, normal, c’est un être comme nous tous, humain.

Il y a bien longtemps, Roland m’avait dit : « Quand tu n’as rien à dire, c’est comme dans la vie... ne dis rien... ».
Certes et, en situation il est un des rares que je sais avoir vu « passer son tour », pas envie, pas inspiré, rien à dire sur le titre qui défile.
Par contre je ne l’ai jamais entendu faire un solo « inutile »...
C’est une leçon que cela, l’appliquer dans la réalité scénique, c’est autre chose...
On peut toujours refiler le bébé au copain d’à côté, ça m’arrive parfois, pas d’idée, une tonalité qui ne génère que le doute, une rythmique qui n’aide pas, un cadre/carcan tellement rigide que s’en échapper ne sera que forcer, passer après un soliste si inspiré qu’on aura finalement plus rien à (re)dire alors, on file direct au thème, car, rien à ajouter... les situations sont nombreuses.

Mais parfois on est « obligé ».
Alors on va alors puiser dans le cliché, le plan frime ou virtuose de base qui n’apporte strictement rien à la musique,  ou encore le « qui vient au bout des doigts, là sans réellement réfléchir » - l’improvisation peut aussi être chargée de réels automatismes, en user c’est utile, en abuser est un piège... les connaitre c'est bien pratique car c’est utile d’en avoir un peu sous le capot, car parfois il faut aussi s’en sortir, « tricher » indirectement, savoir se dépêtrer d’une situation presque dangereuse.
C’est juste avoir du langage, de la culture, de la technique et du « ressort ».

Avant de faire une « philosophie » de l’improvisation en mode soliste, (Trane : « je pars d’un point et je vais le plus loin possible », Miles et sa théorie des notes les "plus belles"...) je crois qu’il faut en passer par des étapes permettant à la fois d’engranger du langage, mais aussi à travers ces choix de langage, de se faire son propre langage.

Keith Jarrett que je vénère dans le domaine ne peut avoir de limites en improvisation.
Ce qui sort de ses doigts est directement relié à son esprit, sans approximation, sans aucun détour technique parasite, juste la prolongation de la pensée... de sa pensée...
Un modèle...
Il ne sert donc à rien, si ce n’est pour le jeu créatif et technique, que de tenter repiquer des « plans » chez lui, il suffit juste de comprendre que si l’esprit est directement branché à la musique qui sortira des doigts, alors la partie est gagnée et le langage improvisé qui en est issu sera forcément personnel.
Alors peut-être on a là une clé... voire même LA CLÉ...

- Grand esprit, intelligence, capacité intellectuelle de synthèse, de réflexion, de création – grand improvisateur... la technique n’entre alors pas ou plus en ligne de compte (prenez un Paul Bley, par exemple, au langage si particulier, à l’expression si personnelle et comparez le techniquement à la verve souvent truffée de déballage technique d’un Chick Corea, capable du meilleur comme de l’ennui le plus diamétralement opposé).
La technique qui est « en doigts » peut se suffire à refléter l’esprit.
Elle peut même être par détour, son pire ennemi si l'on ne jure que par elle.

 - Âme commune, quotidienne, vie simple, environnement et relationnel communs – dialogueur musical de bon niveau certes, car avec de « la langue », mais puisant dans les communs du langage.
Finalement, c’est presque logique...

Nous en (re)venons donc à la musique langage, moyen d’expression, simple outil de communication entre les êtres, au profit de quoi...
D’une volonté artistique ? À quel degré de conscience met-on ce "haut" critère ?
D’une affirmation personnelle et égocentrique ? Je parle, j’impose mes idées ? Je parle pour animer de mes idées le dialogue ? Je parle pour... ne rien dire, juste parce que parler fait partie de la vie ? Je parle parce que j’ai quelque chose à vous dire ?... etc, etc...
La vie quoi...

Quand Bird s’exprime, quand Louis Armstrong rauque voix et trompette, quand David Gilmour décoche une flèche pentatonique, quand Trane prend justement ce point en le promenant partout dans la sphère sonore... leurs personnalités qui s’expriment sont telles que la musique est alors effectivement langage indéniable, moyen d’expression indiscutable, passage d’idée - par le son - évident...
Personnalité, charisme, recherche, dépassement de soi, travail sur soi ou simple extériorisation de soi, allez, on met ce qu’on veut là derrière car il faut aussi laisser la part de hasard et d’instinct (et encore y croire et ne pas briser la magie).

Quand la pensée, l’émotion, les sentiments génèrent la parole, qu’elle soit musicale ou commune, forcément, ça ne laisse pas indifférent.
Ça... nous touche et c'est bien l'essentiel.

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Que serait tel ou tel titre sans... son solo ? (tel concerto sans sa « cadence »)
Pourquoi tel ou tel improvisateur me touche ou m’est indispensable ?
J’aime cet artiste pour ses solos ? Ses impros ? Sa personnalité qui émane de ses « interventions solistes » ?

Mais au fait, ça marche comment ?
C’est fait comment ?
Vers quoi se dirige notre soliste, improvisateur ? Que cherche-t-il ?
Quel(s) sont ses ficelles, recettes, ses idées, son creuset ?...

J’ai commencé à m’amuser à lister des titres et solos que j’aime, qui à chaque fois, m’interpellent ou m’ont interpellé...
Il y en a tant... trop peut-être...
Malgré cela, certains restent encore au sommet de cet iceberg qu’est l’expression musicale à travers ce sens de langage qu’est l’improvisation.

Indéniablement des solos comme celui du « So What » de Miles  - dont je tenterais forcément de chercher, non des explications théoriques ou musicales, le sujet a été tellement étudié qu’il serait vain d’y pénétrer par cet axe – pérennisent en moi cette idée de perfection, d’indescriptible modèle, de tracé exemplaire... on y reviendra au cours de ces interrogations en chapitres, sur Miles...

Mais on peut toutefois s'amuser à classer, catégoriser (recoupements obligatoires d'axes possibles bien entendu) et tenter d'y voir ainsi un peu plus clair.

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LE POINT CULMINANT...

Construire un solo, tout un art...
Mais vers quoi, vers où, pourquoi et avec quoi ?
Parmi ces nombreuses questions existentialistes quant à l’acte qui va s’inscrire et souvent se graver en enregistrement certains proposent des directions, des réponses.
Les modes de langage pour les constructions habiles dudit solo sont à peu près toutes les mêmes...
Possession intellectuelle tant que technique sur l’instrument de gammes issues d’un support harmonique présent dans la composition, c’est du moins l’une des idées principales qu’on se met en devoir de faire étudier (et d’étudier) afin d’un matériau qui va permettre au protagoniste de puiser dans une boite à outils qui lui donnera des bases pour s’exprimer, improviser et créer en direct.
Bardé de tout un tas de noms barbares, fantaisistes, intellectuels ou farfelus tels que, myxolydien, dorien, pentatonique, notre futur improvisateur en herbe une fois muni de ce barda est face à l’éternel et cruel dilemme : « j’en fait quoi ? »... il est désormais bien loin de notre Louis qui n'avait en l'esprit que la variation mélodique du thème principal.
Il travaillera alors des clichés, des patterns, des effets de style, des plans, des combinaisons d’enchainements de notes ressemblant à des figures géométriques, des règles mathématiques, des tournures de phrase... s’en appropriant certaines, en modifiant d’autres, créant - tant que possible - à partir de telle ou telle « figure imposée » réadaptée à sa guise, à ses soins.
Selon sa personnalité qui va commencer à s’exprimer, le voilà qui, par bribes, commencera enfin à s’autonomiser, laisser parler son instinct, sa vie, sa musique...
Son degré de moyens d’expression ira selon, vaquera avec sa musique, ses choix.
C'est plutôt complexe.
Certains ne franchiront jamais l'acte de parole de l'improvisation, d'autres verront en elle une situation salvatrice permettant de s'échapper du carcan de l'écrit.

Improviser, donc... pourquoi faire ? dans quel but et est-ce si obligatoire, impératif, utile que savoir le faire ?

Voir une foule en délire s’esbaudir sur les clichés "blues de base" propulsés par un Keith Richards truffé de ce qui est devenu gimmicks m’a parfois incité à la réflexion à son égard d’un gros flemmard...
Facile, non... réaliste probablement...
Oui mais, finalement... en lui-même, quelle est "sa" volonté réelle d’aller plus loin, de faire autrement (je ne dis pas mieux, juste autrement...) dans un contexte musical qui, somme toute n’a nul besoin d’autre chose, voir, justement, d'un  (de ce) « contexte » qu’il a construit consciemment ou non, en ou autour de ce sens.
Bouder les solos de Keith Richards, c’est espérer quoi, au fait ?...
Dans le contexte des Stones, qui invitent parfois quelques grands improvisateurs pour booster un peu la sauce (avec des titres justement créés en ce sens, dans la direction de leurs invités), est-ce que plus virtuose, plus métal, plus blues roots, plus saturé, plus etc, etc... ça apporterait « réellement » quelque chose ?
Non.
Sonny Rollins éructant dans « Slave », transcende le titre des Stones par son solo incandescent suivi d’un solo maigrichon de guitare, qui finalement passe comme quasi formidable car boosté à l’adrénaline de cet instant précieux – un moment d’éclair, un solo impossible à oublier, puis, retour aux Stones, qu’on aime... pour ce qu’ils sont... cette rythmique de rêve, cette pulse dont même Rollins a du mal à se détacher, comme accroché, comme happé, comme envoûté.
A chacun son langage, et la tolérance qui va avec...
Ecouter les Stones pour les « solos » de Keith Richards  n’est pas l’axe que je privilégie, il y a tant à puiser chez eux et même chez lui (comme cette façon unique de positionner ses riffs) qu’il ne faut pas tout « mélanger ».
ROLLING STONES SLAVE -HD - YouTube

J’en reviens maintenant à cette conscience du « point culminant »...

Il y a deux solos qui m’ont toujours fait rêver, poussés en ce sens.
Ils sont mus par une trajectoire implacable qui, comme dans toute œuvre pensée avec une histoire, un développement, amène vers un point culminant, une sorte de révélation, un orgasme sensoriel, une découverte... un voile se lève, un dénouement surgit, un secret se révèle, une énigme est solutionnée.

Ce point culminant, préalablement préparé et assorti de multiples préliminaires, va surgir en lumière totale à la suite d’un solo posé en long préambule, préparant progressivement l’auditeur à ce moment désiré, souvent quasi écrit, sublime...
On a gravi la montagne, parfois non sans réel effort - on voit le sommet... ça y est, on y est et là, mon dieu, que c’est beau !...

« ARE YOU GOING WITH ME ? » – Pat Metheny  « Offramp » / 1982 ECM.


C’est curieux, quand je pense solo et surtout développement, c’est avant tout ce titre dans sa version originale qui m’apparait.
Il y a d’abord cette texture ostinato, détour des rythmiques brésiliennes qui cadre, établit et fixe le sujet.
Puis il y a ce thème, pas clairement exprimé, sous-entendu même et qui semble nébuleux, peu exploitable, discret tout en prenant place sur un échiquier dont on découvrira progressivement le jeu.
Le mélodica, incongru, va encore brouiller les pistes au milieu de ce fatras mi électronique, mi ambient, de cet espace qui s’ouvre et se dimensionne vers un infini, là, sous nos oreilles.

Puis les choses vont se dessiner et prendre un revers sérieux.
Le beat va s’accentuer, s’amplifier.
Le trait va se forcer et Pat Metheny entre en jeu, en solo.
D’emblée il va opter pour une direction chantante, mais truffée d’ornementations, de détours, de plans virtuoses tournant autour d’un seul et même axe qui le titille, qui l’obsède, qui l’hypnotise : arriver à amener cette phrase mélodique en sommet crucial, volontairement bluesy, qui va irradier tout son propos.
Nombre de versions par la suite, live de ce titre... toujours cette même obsession, cette direction, ce point situé au sommet, culminant, orgasmique...
Ce titre est construit comme cela, pour cela, avec ce sens-là et il est là, pour ça...

Alors on va commencer à chercher, à décrypter la grille, les gammes que le célèbre Pat possède sous ses doigts comme nul autre et qu’il a, à sa façon à lui, l’habitude de tordre en tous sens.
Alors on va tenter de se demander pourquoi ce solo, préconisé par cette sonorité de guitare synthé, fonctionne à travers les âges, malgré ce choix esthétique sonore qu’on discuterait bien.
Alors on va mettre un coup d’admiration ECM sur le son, l’espace, la dimension, la synthèse d’esthétiques éminemment lisibles ici.
On va forcément prêter une attention particulière à Lyle Mays, ce faiseur de paysages qui offre ici un tapis soyeux à son ami Pat, on sera capté par la rigueur souple de la section rythmique qui aide à ce développement...
Tous les ingrédients ont été mis là, tout a été pensé, rien n’est hasard, certes...
Mais sans ce point culminant, sans ce sommet vers lequel Pat nous emmène tant instinctivement que savamment, que serait, finalement... ce titre ?...

« HIPPITYVILLE » - John Abercrombie « Current Events » - 1986 ECM.


Même constat que précédemment.
Des couches successives pointées et cumulées par le looper, pas encore vraiment à la mode, installent le cadre.
Il est et se veut ouvert, Marc Johnson et Peter Erskine s’en emparent et le font vivre avec une souplesse, un groove, une gestion qui transforment la rigidité en créativité.
John Abercrombie a sorti la guitare synthé, là aussi, et trace un premier solo en sonorités souples et délicates, chargé de triolets de noires mélodiques assouplissantes.
Il se suffirait presque en soit et on pourrait en rester là.
Mais l’homme va changer de pattern sonore et chercher vers d’autres contrées plus pointues, plus nasales.
Peter Erskine le suit dans ce tracé, insiste sur les cymbales, le pousse, l’énerve.
Il tente alors une première échappée lyrique, aiguë, reprend, insiste et réitère définitivement vers un sommet chantant au plus haut point.
Erskine le coupe, il sera impossible de redescendre progressivement, seul le thème va être capable de tempérer cette montée sublime.
Ce thème va alors servir à étioler pour finalement... choir...
Du grand art, un grand solo.
Idem, dans les futures versions live, ils auront bien du mal à se détacher de cet axe expressif, même en invitant Michael Brecker...

John Abercrombie & Michael Brecker - Hippityville (1986) (Fusion) - YouTube

Le point culminant...
Etre capable de gérer une improvisation (comme une composition – Wagner, maître absolu du fait), vers un tel point pour le sublimer... rare.
Souvent ce point culminant a une forte connotation mélodique...
C’est ce qui fait vibrer l’auditeur...
La mélodie, le chant... nombre d’improvisateurs nourris à la gamme oublient ou négligent, ne veulent ou n’inscrivent en eux cet axiome qui pourtant, parle...
Improviser avec, autour, sur – la mélodie, le thème... c'est pourtant souvent ce qui touche, avant toute chose, l'auditeur.

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L’ECLAIR, LA LUMIÈRE, LE MOMENT CLÉ QUI IRRADIE...

Ecrit, pensé, anticipé, balancé d’un jet instinctif, jeté urgemment, soigneusement préparé...
Peu va importer, ce qui compte, là, c’est l’effet produit, la poussée que va générer le passage « soliste » envers l’auditeur.
Ces solos, généralement cadrés, sont fréquemment conditionnés dans un espace limité.
Ils sont souvent le fait d’invités, de musicien de studio supplémentaire, en tout cas de personnalités hors pairs... mais ce n'est pas systématique, parfois un "membre" du groupe peut avoir cette "fonction" de stimulateur de propos.

Le spécialiste du genre, éternel rehausseur de sujet invité en séances de studio afin de mettre un peu d’épices dans le sujet, c’est David Sanborn.
Il n’est pas unique du genre et nombre de ses confrères – tel Michael ou Randy Brecker, Steve Khan, Larry Carlton, Chris Botti, Tom Scott, (etc...) – peuvent prendre leur ticket dans la longue liste des aficionados du studio, ces pros de chez pros au savoir-faire et à la personnalité immédiatement identifiables.

« MONKEY SEE, MONKEY DO » - Michael Franks «The Art of Tea » / 1976 Reprise records.


Croisement des sections Jazz Crusaders et LA Express voici là un titre à mon sens plutôt symbolique de ce jazz dit Calif’, de cet esprit perfectionniste dû à l’adjonction, sur un sujet pourtant musicalement minimal, de musiciens hors pair, issus du jazz mais ouverts à mettre leur talent au service d’une certaine forme de « chanson ».
Le riff d’emblée apparaît comme unificateur, quasi seul élément musical « écrit », point de repère sur lequel tous s’installent.
Drums et percussions enfoncent un clou à grand renforts de latin effects et de toms accentués pour se rejoindre sur un break uni en do do do chantés...
Carlton brode un écrin de tranquillité jazzy
Jusque-là, rien de bien sorcier et la prod (LiPuma) aurait pu se contenter des simples distillations bluesy de Joe Sample, tellement limpides, tellement fun, tellement groovy, tellement parfaites...

Mais non, on va placer la barre minimum dix crans au-dessus, avec ce qui finalement fera tout... l’entrée lumineuse de David Sanborn pour un solo quasi d’anthologie, le genre exemplaire, le genre qu’on aimerait avoir pu être capable de faire un jour, le genre grosse leçon à la fois d’énergie, de style, de phrasé, de prise de pouvoir, de langage, d’essentiel, d’urgence, de « ce qu’il faut pile quand il faut et où il faut », etc... (Vous en voulez plus ? – je peux...).

Pourtant là encore, rien de bien vraiment « complexe ».
David Sanborn ne s’égare pas de sa chère gamme pentatonique, il est funky à souhait, mais... d’emblée sa sonorité si unique, cette acidité nerveuse, métallique et sèche chargée de blues, sa façon de couiner vers le suraigu en faisant désirer, cette délicieuse gestion de la pulse autour de laquelle il va syncoper, respirer, haleter, appuyer, tourner et... cette immédiateté du propos, voilà bien ce qui rend ce solo essentiel et change complètement l’axe du titre.
Principe « de base », Mr Sanborn, revient à la fin, agacer sérieusement le chant doucereux de Michael Franks et exciter encore un peu la rythmique histoire de pousser un peu l’ami Guerin à sortir son jeu drummistique souple et félin de studio vers des contrées plus jam session.

Ils réitéreront la formule pour en faire recette, en ajoutant toutefois quelques ingrédients, dans le formidable « CHAIN REACTION » - Michael Franks «Sleeping Gypsy » / 1976 Reprise records.
un titre qui sera parla suite l'un des fers de lance des Crusaders qui s'en seront emparés suite à cette session, le détournant de sa médiumitude coolitude pour l'emmener vers des sphères jazz/funk.
(The Crusaders - Chain Reaction - 1975 - YouTube)

MICHAEL FRANKS CHAIN REACTION - YouTube

Cette fois David Sanborn devra « composer » avec Larry Carlton qui dès l’introduction se positionne clairement comme alter ego... puis il ira taquiner Michael Franks d’entrée.
Un petit pont – limpide Joe Sample (!) – et c’est reparti, il entre en lumière, l’artillerie est sortie, ça couine, ça feule, ça gueule, ça groove, ça pète de mil feux et le retour du pont semblera bien tristounet... puis, il ira même jusqu’à attirer l’attention pendant le court solo de Sample, insatiable, gourmand, omniprésent et finira par récupérer ce pouvoir en tournant autour du pot tel un gosse qui ne lâche pas l’affaire jusqu’à ce qu’on lui cède...
On n’invite pas Mr Sanborn pour la figuration... leçon N°1 de ce qu’est un grand soliste/improvisateur invité...

« GLOOMY SUNDAY » - Serge Gainsbourg « You’re under Arrest » / 1987 Phonogram.


Quand on parle de lumière...
Encore une fois le saxophone, ténor cette fois, est au cœur du sujet.
Le grand Serge Gainsbourg s’y connait et sait tant d’instinct que d’intelligence ou de savoir-faire comment poser habilement une cerise sur gâteau...
Pas juste la poser, la faire briller...

Stan Harrison est le co-équipier de l’équipe des derniers tueurs recrutés par l’homme à la tête de chou, ceux qui ont, avec, grâce et par lui modifié le son d’un certain futur d’une étiquette où l’on sait plus trop où l’on en est.
Est-ce de la varièt’ ? de la pop ? du funk ? du hiphop parfois ?...
Gainsbourg s’en fout, nous aussi, on prend juste ça en pleine tronche, Jacky et moi ce soir d’apéro de presta pour une association dont je n’ai souvenir...
Ce soir-là, une fois notre jazz de circonstance joué, on est à table et le DJ qui va désormais officier passe le titre « You’re under Arrest » - on se regarde, médusés...
Une seule réflexion : « Ça, c’est le son des dix années à venir ».
On ne s’était pas vraiment gourés.
Alors, même si Jacky a galéré pour retrouver son écharpe offerte par sa copine, oubliée sur la chaise du piano, je sais qu’on se sera tous deux précipités le lendemain en FNAC encore utile afin de se procurer la pépite fr de cette année 87.

Là, j’aurais flashé de façon absolue sur ce « Gloomy Sunday » et encore une fois tenté de « comprendre » le pourquoi de ce solo essentiel, pile poil, qui fait dresser, justement, le poil et provoquer une réaction épidermique.

Une grille / suite d’accords chargée d’augmentés et de gimmicks chromatiques trace le chemin d’un quasi chant (suffisamment rare lors de cette période coda de Gainsbourg pour être souligné) – tout semble alors stable.
L’expression est au texte, qui méandre sur une mécanique humaine.
Rien ne laisse présager que l’on pourra sortir de cette pseudo bossa/rhumba aux guitares rigides plus que clean, qui fige et s’est figée de façon absolue.
Les claviers déroulent leur tracé harmonique, seul espace qui avance sur l’horizon noir de cette complainte dark.

Soudain, un rai de lumière Majeur, un feulement rauque, une densité bluesy et Stan Harrison fait gémir ce qui reste d'expression ultime.
Le mode Majeur inverse la donne et pourtant on croit être dans la teinte mineure... ou du moins, on a encore envie d’y croire.
Une poignée de mesures, un trait pentatonique fort, marqué...

Gainsbourg a choisi pour ce solo de simplement « modifier » la suite d’accords, sorte de pont C d’une succession d’A-B, il sait qu’ainsi Harrison s’emparera de ce cadeau pour sortir le meilleur.

Jusqu’à la place stratégique de ce titre dans le parcours de l’album, tout est ici pensé, savamment calculé pour cristalliser sur l’expression – Gainsbourg se joue du texte et des mots et Harrison, si l’on y réfléchit bien, a au long de l’album un rôle expressif capital.
Il n’est pas un invité chargé de mettre en relief un titre, non, il est le complément, le fil conducteur de l’expression voulue par Gainsbourg.
Il n’est pas juste un soliste posé en coin de scène, intervenant pour booster l’axe rythmique esthétique choisi, le groove en place ou encore les temps de répit entre les textes – la musique est articulée et composée autour et envers lui, rendant là sa présence indispensable à l’album sans que, pour autant, le saxophone ténor ne prenne le pas sur l’essentiel, à savoir Gainsbourg, sa voix détachée, ses textes lapidaires et érotiques, son talking unique, son axe encore une fois visionnaire tant en prod qu’en approche compo/arrangement.
Finalement, à y bien réfléchir, Stan Harrison endosserait il là, de façon équivoque, le « rôle » de... Samantha, muse d’amour érotico problématique, fantasme tant que réalité « textuellement » palpable, au quotidien tant sulfureux qu’ordinaire ou douteux ?
J’aime à me dire que le grand Serge a pu aller jusqu’à articuler son conceptuel « You’re under arrest » en pensant justement, à ce point crucial en offrant à ce soliste d'exception un rôle de démesure.

--- la suite au prochain épisode...
et, mes meilleurs voeux à toutes et à tous, lecteurs assidus ou de passage, merci de venir par ici pour partager cette passion commune qu'est la musique.












Commentaires

  1. J'apprends beaucoup de choses Pax, notamment le fait que les grands classiques étaient des improvisateurs. Pour moi c'est tellement travaillé écrit jusqu'à l'extrême que j'imaginais le contraire. Autant Jarrett comme tu dis, pas la peine d'essayer de rejouer un morceau.. c'est comme essayer de copier un tableau impressionniste. J'ai en tète le début du Koln Koncert, puis au bout de qq minutes je lâche et j'imagine un autre fil conducteur, je reviens au début et je resiflotte en boucle ce que je connais.

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    1. Hello Vincent,
      Merci de venir commenter ici sur ce sujet.
      Pour les classiques, le problème aujourd'hui c'est que les cadences des concertos improvisées à une époque ont été figées dans l'écriture (ce sera un des axes du prochain chapitre avec des surprises à découvrir... mais j'en reste là), alors un peu finalement, comme pour le disque et l'acte d'enregistrement, on s'est habitués à entendre la cadence devenue écrite pour progressivement oublier sa racine, sa réalité initiale, le fait qu'elle servait de moment virtuose permettant de démontrer l'imagination, le jeu, le charisme et tous autres qualificatifs qu'on était sensés attendre d'un "soliste.
      Aujourd'hui ça reste impressionnant, mais... c'est de l'impro transcrite, donc d'autant plus ardu à exécuter car sorte de synthèse d'us de langage d'un virtuose d'une époque ancestrale...

      J'aime le rapport "copier un tableau impressionniste" avec Jarrett...
      Le Koln Concert reste le fil témoin, si t'as le temps ou l'opportunité (faut se lancer tout de même) écoute le coffret Sunbear Concerts, c'est un véritable pavé et tu lui ajoute le solo concerts... chez ECM évidemment.
      Avec ça tu auras qui sait du support impressionniste pour peindre...
      à +, je vois que t'es revenu commenter.

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  2. Je suis sur Gloomy en boucle.. c'est vraiment bien d'écouter en te lisant.. et ça me fascine ce changement mineur/majeur avec ce solo.. un truc qui fait changer la chanson de couleur juste pour une éclaircie avant la replongée.. et du coup j'entends juste un poil avant le sax la guitare et le clavier donner le ton au cuivre.. c'est fascinant. Je l'ai tellement écoutée cette chanson comme tant d'autre de lui.. cette époque "New Yorkaise" malgré toutes les critiques des puristes de l'artiste est fantastique pour moi, tant Love que Under Arrest.
    J'étais tellement resté ciblé sur Billy Rush que ton clin d'œil Harrison vient de me charpenter et cuivrer la chanson.
    Pour tout te dire, j'adore Dire Straits, mais à l'époque ils m'avaient un poil fâchés avec l'instrument.

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    1. On peut dire que moi aussi j'ai écouté cette période en boucle...
      J'ai de suite capté Harrison avec le live (Gainsbourg live) et ce dès l'entrée de love on the beat où là encore il prolonge la chanson, son texte, son axe tant musical que le propos érotique - pas juste un solo dans le groove, mais un solo issu du groove qui prend le texte totalement en compte et ça, en live...
      Autant dire que le gars savait s'entourer mais en même temps diriger et donner des consignes de jeu d'interprétation à ses comparses. D'ailleurs si l'on veut bien y prêter attention ils sont tous, dans cette période, mus par "un rôle" musical/sujet/texte.
      La force de Gainsbourg à laquelle on n'aura peut être pas prêté forcément attention, mais qui implicitement fait la différence et donne l'impact sur un son pourtant voulu froid (tu peux faire le parallèle copié collé avec l'album Tutu de Miles et également le You're under arrest suivant... tiens donc), métrique voire mécanique.
      Le génie créatif et de savoir mise en écoute se mesure là, certainement.

      Je te reparlerais des Dire Straits un autre jour... suis pas du tout fan et pourtant les solos là... on peut en causer.
      je les mets dans ma longue liste d'attente sujet solo, en mode à trier.
      à +

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  3. Je vais aller réécouter "Gloomy Sunday" de ce pas....ça fait tellement longtemps...
    Concernant les solos, qui ne sont pas forcément improvisés donc, je suis toujours étonnés que certains groupes rejouent leurs morceaux, solos compris, à la note près (des disques studio) en live, sans se permettre de changer quelques petits trucs, comme Dire Straits justement ou Pink Floyd...comme si le public ne les suivrait pas sur un autre chemin...

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    1. Au départ cela m'a aussi interpellé que cette redite live puis je m'y suis habitué et ai même fini par accepter, en fait...
      Je crois qu'on distingue le solo improvisé du solo "écrit", sorte de passage qui se fige dans le morceau...
      Il a peut être au départ été improvisé en studio pour se dessiner progressivement vers l'écrit, puis, ça y est, il s'installe, se met en place et finalement se "fige"...
      Alors il va s'inscrire dans la mémoire du public et prend une place écrite en lui, comme dans les doigts de son initiateur qui, finalement n'ira pas chercher ailleurs puisqu'il a certainement là, posé son point final, ultime de recherche...
      Alors ré-improviser autour ne serait que redite, ressortir les bribes d'idées initiales en place du truc abouti.
      J'ai finalement vu ça comme ça.
      j'ai mis du temps à me faire à cette idée, mais j'ai pu constater le pouvoir, par exemple, du solo de another brick in the wall quand mon collègue le joue en live, d'abord texto, ce qui rend les gens dingue (si, si...) pour ensuite le faire à sa sauce... comme si le solo initial servait de tremplin, mais un tremplin obligé.
      J'en parlerais, dans un prochain chapitre, de tout ça, bien sûr, c'est au programme de mes réflexions sur le sujet...
      En attendant, bon dimanche (ici pluvieux)...
      merci d'être passée.

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