24 PRELUDES & FUGUES op 87 – DIMITRI SHOSTAKOVICH
24 PRELUDES & FUGUES op 87 – DIMITRI SHOSTAKOVICH
- Yulianna Avdeeva / Pentatone 2025
- Alexander Melnikov / Harmonia Mundi 2010
- Keith Jarrett / ECM New Series 1991
- Tatiana Nikolayeva / RCD 2023
Je repars fébrilement à la (re)découverte du grand compositeur russe Dimitri
Shostakovich et à la lisière d’un album sorti ce mois-ci, subtilement
interprété par la jeune pianiste Yulianna Avdeeva je me retrouve plongé dans la
poésie pianistique de ces préludes et fugues que le compositeur sortit de son
intellect créatif entre 1950 et 1951.
Comme toujours dans le processus créatif, il faut un élément déclencheur, une
idée.
Puis cela fait son chemin et prend tournure, s’auréole d’un travail souvent
acharné permettant de « mettre » en formes diverses ce qui n’était,
au départ, qu’une simple suggestion mentale.
Nous sommes en 1948 et Shostakovich est accusé par le pouvoir soviétique - cela
allant jusqu’à l’indexation dans un rapport dit « Jdanov » - de
« formalisme ».
A cette époque, il est convié à Leipzig pour être le jury du prix Bach
célébrant ainsi le 200e anniversaire de sa mort.
Il remet le prix à la jeune pianiste Tatiana Nikolayeva et germe alors en lui
l’idée de reprendre le fil de cette écriture de prélude et fugue, une tradition
mise à l’écart, un « genre » délaissé par l’histoire, ce y compris en
Allemagne où pourtant Bach était un compositeur très représentatif.
De retour à Moscou il va décider d’entreprendre l’écriture de ce cycle musical
effectivement formel et régit par des lois musicales strictes afin redonner à
cette forme conceptuelle une aura moderne et contemporaine.
Il mettra une bonne année à finaliser ces 24 préludes et fugues, étudiant méticuleusement,
pour ce faire, le célèbre clavier bien tempéré du grand J.S Bach, inspirateur
de cette idée et de cette direction créatrice « nouvelle ».
En tout cas, pour un compositeur de ce milieu de XXe siècle.
En effet, la Russie ne jouait jamais Bach en concerts, pourtant nombreux.
Bach était souvent relégué à l’étude, l’exercice, le travail technique et
digital pour pianistes en devenir.
Et très vite il restait cloitré dans les salles de cours et d’auditions, pour une
musique d’examens ne franchissant jamais ou si peu l’enfermement d’apprenants.
Comme le voulait le protocole, avant de proposer ce cycle musical à l’écriture méthodique
et scientifique, Shostakovich dût le présenter à l’Union des Compositeurs.
Le résultat ne se fit attendre et il fut instantanément accusé de formaliste et
par là d’un retour à la décadence et même à la cacophonie, fustigé par ses « collègues »
tels que Kabalevski l’accusant de ne s’être corrigé suite à l’indexation dont
il avait été la cible (avec entre autres Prokofiev).
Il est intéressant de savoir que le compositeur Balakirev comparait la musique
de Bach à « une machine à moudre des fugues » …
Malgré cela c’est la jeune Tatiana Nikolayeva, à laquelle il dédia l’œuvre, qui
fut l’interprète de la première exécution publique de cet ensemble musical
imposant (l’intégralité suppose plus de deux heures de concert et une grande
capacité tant technique que d’ouverture musicale).
Cela se fit à Leningrad, en décembre 1952 et cette première eut un formidable
succès.
Ce cycle, qui repose sur le « cycle des quintes », bien connu des
apprenants solfégistes, est organisé avec et selon celui-ci.
Du majeur l’on passe à son miroir relatif mineur, puis l’on franchit une quinte
et on recommence le processus.
Shostakovich, même si Bach fut son fil directeur pour remettre la science de la
fugue en caractère patrimonial musical impératif, va procéder certes, selon ce
qu’il a analysé de sa « méthode », mais il aura le souci de procéder
comme si ce genre avait perduré et s’était retrouvé avec une évolution logique
en plein milieu d’un XXe siècle tourmenté ayant connu les deux pires guerres
que l’humain ait pu faire dégénérer.
Ainsi, comme le faisait d’ailleurs Bach, il va puiser à la fois dans le langage
populaire de son identité culturelle, n’hésitant pas à user de ces modes
ecclésiastiques propres à la musique orthodoxe, cherchant également dans le
dodécaphonisme une part de possibilités et, bien sûr, puisant dans les mélodies
traditionnelles de son pays comme le firent ses illustres prédécesseurs
Moussorgski ou Tchaïkovski.
Ainsi, de quintes en tonalités associées relatives puis voisines, toute une
palette va s’offrir à son imagination, telle tonalité induisant telle image
musicale, tel procédé d’écriture, tel rapport avec la science de Bach qui va
être règle tant que cadre mais aussi prétexte.
Le découpage prélude suivi de fugue lui permet une possibilité expressive
« à l’intérieur du cadre » absolument incroyable.
Les préludes sont comme des mises en haleine qui inclinent les sens, proposant
diverses variantes, ouvrant des possibilités pianistiques semblant aller
parfois vers d’impraticables sommets. Puis vient l’exposé du thème de la fugue,
pur, délicat souvent comme de la dentelle. Un thème qui va, au gré de ce schéma
d’écriture et des multiples chemins contrapuntiques prendre des directions à
chaque tonalité et pour chaque tonalité qu’il s’induit à lui-même, le tracé
écrit par Shostakovich obligeant presque au naturel, de ce fait.
Rendre la complexité naturelle et simple.
Rendre l’écriture à la règle mathématique et scientifique expressive au-delà de
ce que le romantisme avait pu imaginer en tentant d’en reprendre les idéaux
rigides pour les exacerber.
Fasciner par le seul piano l’enchevêtrement de dessins multiples pour la forme
unique.
On sait que le compositeur avait eu également le but, avec la création en
hommage à Bach de ces préludes et fugues, de démontrer pédagogiquement à ses
étudiants que la forme n’excluait pas l’inventivité et que même, certainement,
cette contrainte formelle pouvait être un meilleur joug de développement de
l’imaginaire.
Un rapport avec sa complexe vie et le poids d’un parti qui ne lui a guère
laissé de répit au cours de son existence ?...
Quoiqu’il en soit, je vous propose quatre interprétations.
Elles ont supposé une étude approfondie d’un sujet (et justement le thème d’une
fugue s’appelle « sujet ») en 24 phases de plus en plus complexes
tant harmoniquement que digitalement.
Elles ont imposé une rigueur de jeu mais aussi de respect du compositeur et
forcément une connaissance du monument référent de Bach.
Elles sont pourtant empreintes d’une profonde personnalité et prouvent que,
même dans le cadre jugé formaliste et décadent par une autocratie politique
d’ignares, la personnalité et le ressenti de chacun peuvent être.
Alors, prenez n’importe laquelle de ces quatre-là, d’interprétations, écoutez
le tout, séparez et comparez, bref faites comme bon vous semble, mais surtout
partez à la découverte de ce monument tant musical que pianistique qu’un
compositeur sous contrôle tant politique que là, musicalement souhaité, a pu
engendrer.
Je n’en ai pas terminé avec Dimitri Shostakovich, sa musique recèle bien des
surprises.
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