SI VOUS AIMEZ LE JAZZ … (08)
SI VOUS AIMEZ LE JAZZ … (08)
Reprenons le fil estival pour le jazz.
Format K7, comme toujours ici.
Face A.
01- JEFF LORBER : « A Night in Tunisia » - Album « BOP – To
help fund the cure for PKD » | Water Sign Records 2015.
Jeff Lorber, keys / Brian Bromberg, bass / Harvey Mason, drums / Chuck Loeb,
guitar / Till Brönner, trumpet / Rick Braun, trumpet, trombone / Everette Harp,
saxophone.
Les causes et les réunions pour les défendre, les soutenir et récolter des
fonds.
Fréquent dans la pop, le rock, la variété internationale ou de chaque pays (en
France les restos du cœur, un exemple parmi tant d’autres), ce genre d’action
caritative est plus rare en jazz (ou du moins plus confidentielle).
Ici, sous l’initiative de Jeff Lorber ils se sont réunis pour aider la
recherche pour soigner la polykystose rénale.
Dois-je rappeler que Jeff Lorber est l’un des pianistes jazz fusion que je
préfère ?... son style, son jeu limpide et chargé d’emprunts blues, gospel
et bop, sa haute technicité jamais démonstrative mais systématiquement groovy
ou mélodique, sa maîtrise parfaite de tout ce que le terme clavier a pu
engendrer depuis que le piano est passé à l’électricité en additionnant orgues
et synthés de tous poils…
Bref Jeff Lorber fait partie à mon sens des plus grands, mais aussi des moins
véritablement acceptés, car son jazz étiqueté « smooth », du fait
qu’il soit, qui plus est, un excellent producteur pour des albums au son très
calif’, entre dans une catégorie que nombre boudent.
Curieux que j’écrive cela au moment où, justement, on évoquait le débat des
musiques dites d’ascenseur…
Personnellement, je préfère de la bonne musique dans un ascenseur, qu’elle soit
de quelque facture, diverse et variée, plutôt qu’aujourd’hui cet abreuvement
mental de pseudo house avec quick ultra présent et scintillements d’aigus
polaroïds d’où l’on ne distingue rien de véritable si ce n’est un beat
obsessionnel qui fait jeune pour faire jeune et remplit les poches des
créateurs de playlist à destination commerciale de chez Spoty.
Revenons ici sur ce « Night in Tunisia », certainement là encore,
l’un des premiers titres que j’ai commencé à ânonner au piano quand j’ai décidé
de passer au jazz…
Un titre qui joue avec les séquences rythmiques, qui offre un somptueux stop
chorus (celui de Bird est et reste dans toutes les mémoires) et qui de par sa forme
est un formidable tracé pour tout improvisateur digne de ce nom.
Il y a bien longtemps, j’ai interviewé Dizz et lui ai longuement parlé de la
version qu’en fit Chaka Khan, un souvenir d’étagère que cette rencontre initiée
par un journaliste local qui voulait un « spécialiste » local pour
rencontrer la star et avoir ainsi un « papier » de qualité.
Jeff a un carnet d’adresse et de téléphones des plus remplis de noms célèbres,
aussi quand il a décidé certainement de répondre à l’appel pour cette cause médicale,
il n’a eu qu’à réserver son propre studio (pas bien compliqué), choisir une
date et faire un planning de disponibilités.
Il a ensuite sorti le tout sur son propre label.
C’est parfois simple, en fait.
L’envie est là, l’exécution du titre franchit certains sommets… de la haute
voltige bop !
Le quartet Lorber, Loeb, Bromberg, Mason est très soudé et cela permet à Till
et Everett de décoller grave, comme on dit, autrement dit d’envoyer, comme au
club, sur ce matériau musical usuel, mais pourtant pas si joué que ça.
Il faut dire que ce titre recèle bien des petits pièges qui sont autant de
possibilités de jeu et qu’il implique par là une faculté d’appréciation
d’intention des plus captivantes tant pour le musiciens que pour l’auditeur.
Ouvrir cette nouvelle série par ce titre c’est entrer dans le club, s’asseoir
et écarquiller les yeux et surtout les oreilles.
02- CHAKA KHAN : « I Hear Music » - Album
« Echoes of an Era » | Elektra Musician 1982.
Chaka Khan, vocals / Freddie Hubbard, trumpet, flugelhorn / Joe Henderson,
tenor saxophone / Chick Corea, piano / Stanley Clarke, acoustic bass / Lenny
White, drums.
Eux aussi s’octroient une pause jazz, après des délires funk, jazz rock et
presque jazz prog (return to forever), nouveau label et envie de s’y remettre,
à quoi ? au jazz.
On se convoque une petite réunion en studio, on sort le grand jeu, Chaka va
sortir de sa zone funky discoïdante qui commence à lui coller à la voix.
Corea peut enfin et encore démontrer sa fascination monkienne, Stan démontre de
son côté qu’il est aussi un formidable contrebassiste et que selon les
contextes, il connait bien son sujet … le jazz.
Lenny surprendrait presque dans ce contexte, mais ne nous leurrons pas, lui
aussi a usé les tabourets et les cymbales des clubs par son swing infaillible.
Pour parfaire la direction moderniste de ce jazz post hard bop, réactualisé
tant en langage qu’en synthèse de jeu, on invite le bon vieux pote Freddie à
caresser les aigus et l’ami de toujours Joe pour le moelleux du dessert.
Chick, décidément use de tous les formats monkiens, il le fera désormais bien
(trop) souvent quand il se mettra au piano acoustique, comme Gould avec Bach, à
chacun son patrimoine.
Et Chaka, dans ce contexte, amène ce petit autre chose qu’aucune chanteuse
« de jazz » n’a dans son escarcelle. Et c’est peut être bien là
« le truc » qui fait rend cette approche de ce standard si déviante
tant que captivante.
03- RANDY CRAWFORD & JOE SAMPLE : « But Beautiful » - Album
« Feeling Good » | PRA Records 2017.
Randy Crawford, vocals / Joe Sample, piano / Christian McBride, bass / Steve
Gadd, drums.
Je m’assois et je rêve.
Une forme de perfection vient d’entrer dans mon espace auditif.
La voix, si chargée de ce petit vibrato unique et sensible.
Le jeu pianistique qui saupoudre avec parcimonie ses grappes de notes en
parfait filigrane du chant.
Le son chaleureux et rond d’une contrebasse qui vibre de bonheur.
La douceur des balais qui assouplissent un propos déjà bien fin et délicat.
Un solo ? à quoi bon… pas la peine d’en rajouter, la partition se suffit à
elle-même.
Une chanson qui parle d’amour, une chanson d’amour, une des plus belles du
répertoire des standards et comme son titre, c’est aussi, ici son
interprétation qui l’est : « beautiful ».
04- SPYRO GYRA : « Silk and Satin » - Album « Got to the
Magic » | Windham Hill Jazz 1999.
Jay Beckenstein, alto saxophone / Tom Schuman, keyboards / Scott Ambush, bass /
Joël Rosenblatt, drums / Julio Fernadez, guitar / Randy Andos, trombone / Barry
Danielan, trumpet, flugelhorn, arranger / Scott Kreitzer, flute, saxophone /
Chuck Loeb, composer.
Spyro Gyra, ça existe depuis de lustres et ça brille, ça a toujours brillé.
Le groupe de freaks à la cool de NY, qui a émergé en même temps que la vague
des Breckers, Sanborn, Lorber et autres Yellowjackets, jean trop large et
chemise décontract’ est un emblème de ce jazz qui était déjà smooth bien avant
qu’on n’ait l’idée de lui affecter cet étiquetage.
Inclassable Spyro Gyra quand ils ont sorti leur premiers albums.
Suspects même…
Pas jazz au sens où les jazzeux à œillères en avaient la seule estime, pas jazz
rock parce que le rock, pour eux, voyez-vous c’est bien rare qu’ils le côtoient
réellement, même si Julio aime de temps à autre ouvrir un peu les écoutilles
pour saturer sa guitare.
Spyro Gyra ils ont toujours cherché ailleurs, le jazz certes, comme dans ce
titre est bel et bien dans leur présent, ils aiment groover et avec leur équipe
c’est peut être bien leur réel crédo. Et puis comme ils sont très cools, ce
même quand ça envoie, ils aiment flirter avec toute la panoplie du latin jazz,
bossa, salsa, mambo et chacha, rhumba, samba, bref…
Il en est passé des musiciens chez Spyro Gyra, une hydre à deux têtes ce,
depuis leur création. Toujours au poste Jay et Tom composent, arrangent,
produisent, jouent saxes et claviers (Tom a certainement dans son local tout ce
qui est sorti de matos claviers depuis les années 70…) et au gré des décennies
ils ont recruté.
Ils en ont fait connaitre certains (Spyro Gyra tourne énormément, c’est avant
tout un groupe de scène et on sait bien qu’en jazz, de la scène nait le succès,
la reconnaissance et la lisibilité), ont bénéficié de leur « statut »
pour en attirer d’autres (Thielemans, Gadd, Miller, Hey Horn Section…).
Puis au milieu des années 90 l’équipe s’est enfin figée et le groupe a pu
renforcer son identité déjà bien affirmée. Scott, Joël et Julio ont posé leurs
valoches avec leurs instruments respectifs et ont creusé le sujet au plus
profond de ce que le groupe pouvait espérer et de là, chacun de leurs albums a
bénéficié de cette estampille immédiatement reconnaissable là où c’était Jay
qui faisait le grain du groupe, Tom en second lieu était le fabriquant de
textures.
Dire que ce groupe a toujours forcé mon admiration est peu.
C’est une carrière admirable, un engagement esthétique réel et en tout cas
clair et volontaire.
Ce sont des pionniers d’un genre qui s’est généralisé et galvaudé.
Eux sont restés intègre à leur truc et ils en restent les fidèles défenseurs.
Ce « jazz là », il y en a beaucoup qui le boudent.
Trop lisse, trop easy, trop soigné, trop « propre », un peu comme le
rock dit Calif’, rien ne déborde, ne dépasse.
Des super pros et si cette barre si haute est loin d’être négligeable,
justement, c’est grâce et par des musiciens de cette trempe que tout a évolué,
est possible et que le jazz a pu sortir de son ornière élitiste.
On leur doit beaucoup et on doit beaucoup à leur résistance face à l’intégrisme
artistique qui ne respecte pas la pluralité mais veut que le seul engagement
musical soit le sien.
Vous apprécierez, ou non, mais cela existe bel et bien et cela fait partie du
paysage musical.
A chacun ensuite le droit et l’envie de sa destination…
Moi je prends régulièrement le ticket pour Spyro Gyra.
05- YELLOWJACKETS : « Swing with It » - Album « Raising Our
Voice » | Mack Avenue Records 2018.
Bob Mintzer, sax & EWI / Russell Ferrante, piano / Dane Alderson, bass /
William Kennedy, drums.
Yellowjackets n’est pas forcément le groupe le plus « accessible » de
ce jazz qui a été classé dans la « fusion ».
Russell Ferrante, très brillant pianiste et keyboardiste, a lui aussi époques
oblige, usé tout le panel de synthés mis à sa disposition au fil des quelques
décennies qu’a parcouru le groupe.
Ce groupe a considérablement évolué et muté, au fil du personnel, là aussi
changeant… et tenir le cap musical et esthétique, on le sait tous, s’avère
complexe quand les musiciens vont et viennent.
Puis est arrivé le formidable Bob Mintzer, arrangeur hors pair qui a remodelé
le concept du Big Band en créant des modes d’écriture et de jeu devenus, au fil
de ses compositions, des standards référentiels du genre moderne.
Mintzer a-t-il accepté l’offre de Yellowjackets comme une pause pour reprendre
le chemin de sa carrière de saxophoniste, on peut affabuler sur cette idée,
mais au sortir il est devenu le second pilier du groupe et Yellowjackets, avec
Mintzer a trouvé tant sa direction que sa couleur.
On le sait, les compositions du saxophoniste aiment à être tant complexes que
« tordues » et peu évidentes de prime abord, c’est un peu le cas ici.
Entrer dans le thème suppose une assimilation provisoire car d’abord il ne
coule pas franchement sous le sens, mais tout cela est très vite rattrapé par
un solo bluesy pur facture, un « swing d’enfer » insiste et lance
Russell, égal en approche à lui-même, entre des recherches de dessins complexes
et un patrimoine churchy, ce qui rend tous ses solos profondément personnels.
Kennedy a un jeu très Big Band, l’écriture du thème s’y prête, Mintzer oblige …
et Alderson colle comme la glue au sujet.
Vous ne siffloterez pas le thème du jour au lendemain, mais cela n’empêche pas
d’admirer comment ce groupe typique d’un certain jazz fusion eighties a su et
pu garder le cap et rester jazzistiquement encore vivant et de très haute
volée.
06- TOM SCOTT : « Stars fell on Alalama » - Album « Cannon
Re-Loaded » | Concord 2007.
Tom Scott, alto saxophone / Dave Carpenter, bass / Steve Gadd, drums / George
Duke, piano.
Tom Scott invite ses amis à rendre un hommage vibrant au saxophoniste altiste
Julian Cannonball Adderley.
Un hommage à son répertoire, à son jeu également, cette façon qu’il avait
d’entrer de plein fouet dans le sujet, directement, immédiatement, sans
détours.
Mais Cannonball savait aussi pénétrer dans cette suavité bluesy, sereine et
chargée de cette profonde émotion qu’il transmettait, là aussi, sans détours.
Qu’il ait influencé un artiste comme Tom Scott n’a rien d’étonnant, qu’il lui
rende hommage non plus, il ne reste qu’à tamiser les lumières admirer les
étoiles filantes ou non et se laisser aller.
Merveilleux et merveilleusement porté par le trio Carpenter, Gadd avec un
George Duke particulièrement subtil.
Des gars qui connaissent leur jazz de club sur le bout de l’instrument et du
feeling.
07- GERI ALLEN : « Daybreak and Dreams » - Album « The
Gathering » | Verve 1998.
Geri Allen, piano / Buster Williams, bass / Lenny White, drums.
Quelque part, beaucoup de ce que j’adore dans le jazz dit moderne est là.
Le jeu pianistique lyrique et ample, pouvant passer d’un bop engagé à un espace
presque classique dans l’amplitude.
La souplesse et la liberté de la basse et le jeu ouvert de la batterie, très
très proche de Tony Williams.
Un titre au cours duquel « il se passe beaucoup de choses »
pourrait-on dire.
On le prend dans sa texture générale sans prêter gare à tel ou tel instrument
et déjà on adhère à un sujet pourtant d’enrobage peu classique puis on réécoute
et si l’on prête attention à chacun alors on prend conscience d’une écoute tant
que d’une liberté qui forcent l’admiration.
Tout, sur un sujet pourtant peu aisé, semble couler d’une source limpide et
s’étire vers un horizon grandiloquent, offrant un paysage sonore avec juste des
moyens … musicaux.
Geri Allen est une pianiste qu’il faut écouter, vraiment.
08- MICHEL PETRUCCIANI, STEPHANE GRAPPELLI « I Got Rythm » - Album
« Flamingo » | Dreyfus Jazz
1996.
Michel Petrucciani, piano / Stéphane Grappelli, violon / George Mraz, bass /
Roy Haynes, batterie.
J’ai beaucoup écouté cet album du temps où Michel Petrucciani avait un succès
des plus mérités en France, sorte de figure de proue hexagonale du jazz à
l’internationale.
Pourtant, même si j’admire son jeu pianistique, je dois avouer qu’il ne me
touche pas (et ne m’a jamais touché, malgré de nombreuses écoutes afin d’entrer
dans « son style »), ou trop peu à l’inverse de Stéphane Grappelli
qui, même si, ici, se laisse embarquer dans un surplus de virtuosité peu
essentiel (du fait de sa proximité avec le pianiste féru du genre à en mettre
partout) installe immédiatement l’intérêt.
Cet album sortait à l’époque des sentiers battus de l’un comme de l’autre des
deux leaders.
Il était qui plus est accompagné par deux véritables stars du jazz américain,
aussi il a eu un succès, un impact et une estime qui ont été légitimes.
Avec le recul, même si je reste admiratif de la performance de chacun (qui ne
le serait pas ?), je garde toujours en moi ce petit oui mais bon …
qui fait que, à part ce titre remarquablement positionné, les « grandes
rencontres », paramétrées, organisées pour l’événement, font peut être les
grands disques que l’on aimerait croire entendre.
Mais pas forcément la plus grande des musiques.
Il me manque là un petit truc essentiel qui n’est ni dans l’incroyable jeu
(c’est peut être bien le solo de contrebasse qui me captive le plus) de chacun,
dans leur rencontre se voulant légendaire, dans leur humeur forcément bonne de
se retrouver là à jammer sur des thèmes qu’ils ont sur le bout des doigts. Et
ce n’est pas ce solo de batterie de Roy à la sonorité vraiment trop serrée et
au format classique qui me convainc outre mesure.
Mais, dans une playlist, cela fonctionne à merveille et en plus j’adore ce
thème de Gershwin et par Grappelli, il prend ce côté jovial inévitable.
Alors…
09- BILL EVANS, SHELLY MANNE « With a Song in My Heart » - Album
« Empathy » | Verve 1962.
Bill Evans, piano / Monty Budwig, bass / Shelly Manne, drums.
On va se radoucir pour terminer la face.
Bill distille son nectar de notes tel que lui seul sut le faire et les dire.
Il laisse beaucoup d’espace, de place à Shelly (qui nous offre un solo en fin
de parcours absolument délectable de finesse et d’intelligence) avec qui il
partage l’album, Monty aura aussi son mot à dire.
Ce trio est parfait, ce thème peu joué, ce modernisme est maitrisé et assumé,
totalement, simplement et avec une subtilité qui dépasse l’entendement commun.
Cet album n’est pas l’un des plus plébiscités de l’immense discographie du
pianiste qui a révolutionné le jeu de l’instrument en jazz et pourtant il reste
l’un de mes préférés, aussi en partager un titre est pour moi une occasion de
le mettre en éclairage.
Bill déstructure la forme jusqu’à partir free en coda pour un dialogue avec
Shelly Manne qui attise l’intérêt et replace, peut être bien, l’idée que l’on
peut avoir du pianiste…
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La face A est terminée.
Elle est peut-être moins easy, ou bluesy, ou même tant jazzy que cela.
Un peu d’exploration, une peu de déviance légère par rapport au parcours
parfois cadré.
Quelques routes et chemins de traverse, quelques arrêts pour admirer les
paysages qu’offre le voyage.
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On respire, on fait la pause, on assimile, qui sait, tout ce qu’on vient
d’entendre et d’accepter.
Et, hop !
Face B.
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10- JAN GARBAREK « Dansere » - Album « Dansere » | ECM
1976.
Jan Garbarek, saxophones / Bobo Stenson, piano / Palle Danielsson, bass / Jon
Christensen, drums.
Certes le titre est long mais il installe un tel développement qu’on se laisse
réellement envouter.
Ce titre est représentatif d’une forme de liberté qui reste le crédo de ECM.
Un thème magique, avec cet unisson ténor/contrebasse archet qui renforce le
lyrisme, les deux sonorités se « collant » l’une à l’autre.
Un piano qui tournoie en haute voltige, faisant des volutes et autre figures
attirantes et le sax de Jan, profond, dense, spirituel, intense.
Longue intro quasi non mesurée (mais sur base de quatre temps) puis voilà que
Bobo Stenson (un des pianistes modernistes que je place très haut dans mes
écoutes et estimes) indique la marche à suivre avec un petit motif à cinq temps
qui sera le seul second axe sur lequel tous vont s’accrocher.
Jon Christensen c’est l’anti batterie à obsession rythmique par excellence,
c’est le rythme dans sa forme la plus ouverte, libre et large possible, le jeu
de cet artiste est tout simplement unique en son genre et sort totalement des
sentiers préétablis que l’instrument guide. Ici il joue avec la métrique d’une
façon exclusive et rare.
Le solo de Bobo Stenson est un rare moment musical et d’inspiration.
Celui de Garbarek devient sauvage.
Et Palle Danielsson tente de fluidifier l’espace compris entre ces deux
personnalités pour les additionner.
C’est par et avec de tels titres et albums que mon addiction au label ECM et à
tous leurs artistes s’est irrémédiablement faite.
A tel point qu’à ce jour voici environ six mois que je n’en ai écouté car
sinon, je sais que je n’écouterais quasiment que la musique produite par ce
label tant elle est source de bienfaits, d’inspiration, de plénitude.
Car je sais que quand je replonge ECM, le temps n’a plus la même dimension,
l’espace s’aborde sous une autre forme, la musique vit sa vie différemment.
Mais là il fait trop chaud, j’attends donc l’hiver pour replonger.
11- GEORGE GRUNTZ CONCERT JAZZ BAND « Black Narcissus » - Album
« Live at the Quartier Latin, Berlin » | MPS 1981.
Citer les noms ici pour un Big Band c’est une bien trop longue liste, je vous
invite à aller vous rendre compte par vous-même de l’extraordinaire lieu de
rencontre internationale que fut cet ensemble réunissant les plus grands sous
un projet des plus remarquablement écrit.
L’entrée en matière est vaporeuse, les nappes de claviers agissent comme un
pupitre de cordes puis le pupitre de saxs va entrer en lice pour, en quelques
éclairs, installer la trame.
Invité d’honneur, Joe Henderson prend alors la parole et s’exprime par l’un de
ses thèmes fétiches, « Black Narcissus », une valse.
Derrière lui, Erskine soutient en finesse. Il est la colonne vertébrale de
l’ensemble.
Il faut l’écouter, il appuie, relance, joue la partition, le batteur de Big
Band par excellence.
L’ensemble est d’une rare qualité tant d’écoute que de mise en place pour des
arrangements exigeants, taillés pour solistes.
Le solo de bugle (Tom Harrell, très certainement) est un moment rare et crée un
pendant sensible avec le jeu presque intimiste de Joe Henderson.
Quelques flûtes viendront adoucir encore ce parcours affiné et raffiné qui
s’organise sur les trames de synthétiseurs et un piano électrique légèrement
chorusé.
On peut certainement parler dans cet enregistrement live, d’alchimie – ce
concert a dû être un moment rare pour celles et ceux qui y ont assisté, de ceux
qui méritaient bien d’être gravés, heureusement ils l’ont fait…
12- DUKE ELLINGTON « Caravan » - Album « Money Jungle » | United
Jazz Artists 1962.
Duke Ellington, piano / Charlie Mingus, bass / Max Roach, drums.
Trois mythes du jazz se réunissent pour un album, court, dense, obligatoire et
incontournable.
Si l’on aime le jazz il semble impossible, inimaginable et même inconcevable que
de passer à côté de ce pavé.
D’un côté en leader incontesté, Duke, maitre de cette petite chapelle.
Il a de l’âge, de la bouteille, comme on dit. Certains le découvriront presque
ici comme pianiste et… comme un pianiste à la particularité et à la
personnalité bien affirmées.
Duke l’orchestrateur, même en trio n’est jamais bien loin, il suffira de l’entrée
du thème, volontairement exprimée dans le grave du piano, afin de laisser l’espace
sonore à la contrebasse, elle, dans l’aigu, pour le comprendre.
Mingus est ici magistral, d’énergie, de précision, d’intention, de « vérité ».
Quant à Max Roach il utilise le motif jungle en faisant chanter ses fûts,
installant un motif quasi mélodique qui le positionne dans le trio, comme
mélodiste rythmicien.
On est dans une forme de quintessence de l’art du jazz, on est dans les sommets
du genre.
Il est des réunions de « stars » surfaites, commerciales et « organisées »
et comme ici il est des rencontres d’artistes aux chemins si personnels qu’on
se demande, à priori, s’il est possible qu’ils arrivent à un consensus musical.
Mais quand l’intelligence, le génie et le talent se réunissent pour la musique,
celle-ci va se revêtir d’une beauté immédiate, sans artifices, naturelle et
profondément expressive.
« Caravan », oscille entre jungle et swing.
Duke use de la totalité du piano, quasi-soliste, Charlie circule sur son manche
et organise son walking autour de Duke tel une partition de musique de chambre
en trio. Quant à Max, il chante, swingue, accroit et joue de son petit motif
qui est, en fait, le premier point d’accroche du titre.
Le plaisir est au rendez-vous.
Sachons y prendre part.
13- PAT METHENY « Lonely Woman » - Album « Rejoicing » | ECM
1985.
Pat Metheny, guitar / Charlie Haden, bass / Billy Higgins, drums.
Après la carte postale jungle inscrite au plus profond de la tradition
africaine du jazz ouvrons la fenêtre poésie.
La qualité de la production ECM est un atout non supplémentaire, mais
réellement complémentaire à cette version du thème poétique de Horace Silver.
Ici tout est finesse, subtilité.
Comme la pochette entre pastel et contours le dessin musical est précis,
exprimé avec le plus grand soin et la plus belle des formules.
Metheny caresse littéralement ses cordes et explore toute la palette des
possibilités de son instrument, Haden est un souffle immense et Higgins est un
coloriste à la palette sublime.
Si le jazz peut faire parfois rêver et s’attarder, c’est ici quelque part que
la clé se trouve et elle n’est pas cachée.
14- JOHN ABERCROMBIE « Beautiful Love » - Album « Farewell »
| Universal 1993.
John Abercrombie, guitar / Andy Laverne, piano / George Mraz, bass / Adam
Nussbaum, drums.
Ecouter John Abercrombie dans un format plus « classique », à savoir
s’emparant d’un standard pur et dur, c’est toujours l’idée d’une surprise et
forcément de le découvrir quelque part dans un autre registre. Ce guitariste original,
partenaire de tant de groupes aux axes tous aussi créatifs et aventureux les
uns que les autres s’offre là, avec ses amis, hors label ECM auquel son nom est
généralement affilié, une pause pas si récréative qu’il n’y parait…
Ok, ils se sont réunis, forcément avec toute l’amitié et le respect qu’ils ont
mutuellement, mais ce thème ils vont le forcer dans ses retranchements les plus
lointains possibles, Bill Evans l’avait fait, ils continuent la route
commencée.
Le jeu légato d’Abercrombie tranche avec l’habitude qui est commune à la
guitare jazz.
Andy Laverne est et reste un pianiste de session des plus courtisé et on
comprend ici pourquoi… Il est un admirable partenaire du leader et son solo
entre directement dans la place comme essentiel.
Le tandem Mraz/Nussbaum est du genre solide, à l’écoute, fusionnels ils
provoquent, insistent, nuancent et Mraz prend lui aussi un solo immense. Il
sera suivi en coda et fade par Nussbaum, comme toujours, vaste et ardent.
---
C’est ainsi et ici que se termine cette seconde face.
Elle s’est, cette fois, enrichie d’un jazz, plus actuel, moderne diraient
certains, en tout cas d’une génération qui fut nouvelle et qui a posé d’autres
pierres à l’édifice, avec d’autres formes, d’autres perspectives et d’autres
couleurs.
Et surtout beaucoup plus de liberté.
Je vous souhaite un belle fin de semaine – celle-ci va se conclure par une fête
de la musique, énième rdv du genre institué et institutionnel. Histoire pour
nous en tout cas que la musique existe bel et bien et qu’elle est essentielle
et qu’en live elle l’est d’autant plus.
à très vite pour la suite.
Pas respecté la K7, faut dire que je ne conduits pas, alors je me suis permis d’enchaîner « Night In Tunisia » de Jeff Lorber a une version Charlie Parker & Dizzy Gillespie (Carnegie). La première a une fraîcheur bienvenue ici alors que la deuxième a fait monter la pièce de deux degrés au moisn. C’est de ta faute tu a évoqué Charlie Parker plutôt époustouflant.Au fait quand tu parles de Dizz, c’est le Dizz auquel je pense ?
RépondreSupprimeroui il s'agit bien de Gillespie.
SupprimerReplongé dans cet album de Chaka, conseillé par le dico Assayas, en 2018 tu as fait un papier sur Rufus et elle et j’avais un peu creusé attiré par ce disque. « Ce petit autre chose » au moment de le lire je me demandais ce qu’une Tina Turner aurait donné avec la même opportunité ?
RépondreSupprimerRandy Crawford & Joe Sample : c’est toi qui avait conseillé cet album, focus sur ce titre que j’ai survolé, tu le présentes comme un classique… alors avant de revenir un aparté vers Billie Holiday. Histoire d’oublier la chaleur. Un ****
souvent les chanteurs ou chanteuses rock variété internationale, etc. sont catalogués dans leur créneau mais quand ils attaquent le jazz on est toujours très agréablement surpris en attentent le albums de duets de tony bennett comme ceux de sinatra (avec costello, dion, g.michael, bono, streisand, mccartney, etc...)
SupprimerSpyro Gyra, une quasi découverte et inattendu, un copain avait placé un titre sur une compil « Feel good » et j’avais tendance à rejoindre la police du jazz (expression de AMG) c’est rutilant et finalement les sons des instruments sonnent comme sortis d’un synthé, ce qui est faux à tout point de vue, mais on a pas trouvé mieux pour exprimer cette impression. Et le piège c’est que l’on n’écoute pas. Pourtant c’est bien ça, « feel good » « cool » et surtout pas si facile, des compos originales, j’ai un peu regardé quelques albums, le tien, « Incognito » et je n’ai pas vu la facilité habituelle de reprises auquel nous sommes habitués. Si on se fie aux réactions du public, leur réussite donne le tournis, je pense me réfugier pour l’instant sur ton choix…. « Silk & Satin » c’est pourtant clair 😉(j’hésite tout de même sur « Morning Dance »)
RépondreSupprimerYellowjackets, déjà croisé avec toi. Mon copain compil « Feel Good » avait choisi un titre du premier, mais « raising » m’a surpris, c’est le même groupe que sur le premier album ? Et même sur le « Live Wire » dont je ne connais que le titre que tu avais choisi « Revelation » ? Etonnant et passionnant j’ai écouté d’autres titres dont ceux partagés avec la chanteuse. Etonnant, Passionnant, cette impression de vouloir gommer ce qui fait le funk, le crossover pour se concentrer sur la tiquete Bop.
Pour Spyro Gyra, voilà un groupe que je suis depuis leur création, ce qui ne date pas d'hier...
SupprimerJ'ai eu l'occasion de travailler et jouer plusieurs de leurs titres, bien souvent il faut les repiquer car même si on trouve des partitions du groupe, ce un peu plus fréquemment que par le passé, à un moment il faut tout de même si un titre en particulier plait, sortir le crayon et la gomme...
Donc ces titres qui semblent couler de source à l'écoute, franchement une fois en face, à réaliser, c'est du boulot et de l'exigeance. Spyro Gyra est finalement très écrit et même si ce sont de fabuleux improvisateurs (il te suffira d'aller regarder n'importe lequel de leurs concerts, très présents sur YouTube) ils composent avec un souci permanent de précision d'orfèvres. Incognito et City Kids bénéficient de la rythmique Marcus Miller, Steve Gadd qui avaient participé égélament à cette époque à l'album de Grover, Winelight. Deux albums vraiment proches de l'iudée de perfection mais c'était avant que leur "personnel" ne se stabilise.
En parlant de personnel, les Yellowjackets première mouture, rien à voir avec ceux d'aujourd'hui... S'il est un album de la première période que je te recommande vivement c'est Mirage à Trois, puis Four Corners qui lorgne vraiment vers Weather Report...
Puis à partir de Live Wires ils on intégré Bob Mintzer et là, la directeion s'est stabilisée.
Pour finier, le langage du bop est omniprésent en funk jazz et fusion, il est en fait complètement réinjecté dans ces musiques, sauf que l'on n'y fait plus attention. Alors il leur suffit juste de remettre la bonne vieille rythmique hard bop ou be bop et finalement , tout s'éclaire et pour eux c'est juste un retour aux sources dont ils puisent en permanence les bienfaits.
désolé pour les fautes de frappe, envoyé directos puis ensuite relu...
SupprimerEnfin à l'écoute :
RépondreSupprimerFace A, je ne connais que le Petrucciani et n'aime pas trop cette version.
Je susi conquis par la version de Lorber, pourtant de longue date je croyais ne jamais trouver presque aussi bien qu' Art Blakey.
Quelle voix cette Randy Crawford, si classique mais si Soul.
Spyro Gyra, je m'y mets doucement.
Tom Scott me fait oublier le Bop (c'est un compliment chez moi)
Geri Allen, totale découverte et adoption, quelle richesse ce morceau où l'on dissèque tous les étages complémentaires de la fusée.
Salut,
SupprimerJ'aime toujours tes commentaires basés sur le truc essentiel : le ressenti.
Je dis ça car je préfère cette écoute à celle par exemple - ce qui serait forcément le cas ici, ou du moins vu le sujet - des "jazzeux".
Avec toi la volonté d'essayer, de tenter, d'ouvrir un champ de possibilités et de repousser parfois ce qu'on croit être des limites.
Alors, même si je peux aisément comprendre ta méfiance rapport à ce qui est communément étiquetté bop, cette façon de jouer qui finalement a franchi les frontières du style pour inonder en tout domaine, par son langage (je joue bop quand c'est ce qui me vient, même dans un moment pop, blues ou autre style qui n'est pas jazz, c'est juste une forme d'énergie de langage qui parfois est très untile), je trouve qu'en la matière tu fais le nécéssaire pour passer outre certaines idées préconçues et surtout tu prends la musique tel qu'elle est et tel qu'elle se présente.
C'est ainsi que tu vas découvrir Geri Allen, là où tant de ces jazzeux (avec l'été j'ai une profonde saturation de ces énergumènes), ne l'écouteraient qu'avec un rangement compartimenté correspondant à ce qu'ils croient leurs connaissances, en ayant un prérequis d'écoute qui finalement fait oublier qu'avant tout, que l'on mette ça dans le grand fourre tout du jazz puis en le rangeant bien comme l'on croit qu'il faut, il s'agit de musique !
Un standard comme Night in Tunisia, comme tous les standards d'ailleurs, c'est un peu comme avec une interprétation de "référence" en classique, ou disons, du plus loin qu'elle ait été enregistrée avec des habitudes d'auditeurs, c'est fait pour être revu, corrigé, réinterprété, actualisé et personnalisé. Le cas ici.
bon je saute ton comm' face B
Plus de mal avec cette face et toujours cette difficulté chez moi d'aborder une version moderne du titre de Duke que j'adore en version mono ...
RépondreSupprimerGarbarek reste un univers à part.
Globalement je m'aperçois que je flashe plus facilement sur les instruments à vents dominants
Instruments à vent dominants, peut être parce qu'ils prennent le spectre, peut être parce que avec eux l'axe mélodique est devant, en face, et non noyé par le fatras harmonique...
SupprimerLa version en trio de Duke avec les légendaires Mingus et Roach est une version que j'ai moi même mis du temps à accepter, comprendre et puis, apprécier.
C'est mon père qui m'avait initié à cet album en trio, voulant me montrer une autre facette de Duke, plus instrumentiste, moins compositeur arrangeur et grand orchestre et je pense qu'il voulait aussi que je sache un jour m'en inspirer dans mon jeu.
Il n'a pas pu voir cette évolution, mais je suis certain qu'il sait que ça a eu un impact sur moi et pas que pianistique mais aussi en gestion de trio (ce que je fais régulièrement dans ce type de format). Mais il faut avouer que la présentation de ce Caravan laisse plutôt indécis pour effectivement l'habitude de sa version originale (et de tant d'autres d'ailleurs qui vont bien moins loin...).
Garbarek...
C'est un monde à part.
Est-de vraiment du jazz ? du moins là encore tel que certains en attendent l'idée musicale...
C'est simplement de la musique improvisée, dont le jazz fait partie, mais qui va chercher d'autres ouvertures, d'autres possibilités. Jarrett ne s'était pas trompé en engageant cette rythmique et Garbarek pour son quartet nordique - avec eux, il a dépassé l'idée seule du mot jazz tout en s'en revendiquant intégralement.
Ce label ECM a beaucoup fait évoluer les choses, y compris dans son volet free jazz avec les groupes et artistes emblématiques du genre américains (Art ensemble of Chicago, Don Cherry, Dewey Redman etc.).
Quand j'écoute Garbarek je pars... en voyage... c'est trop rare avec l'étiquette jazz que cela... donc précieux.
Merci d'être passé commenter.