BIG BAND - GRAND ORCHESTRE – COLLECTIF … Chapitre 2

 BIG BAND - GRAND ORCHESTRE – COLLECTIF … Chapitre 2


Après quelques indispensables, me voici face à tant d’autres de ces grandes formations que faire des choix commence à s’avérer complexe.
Alors on va y aller au feeling.
A chacun de piocher parmi ces albums et ce sera au gré des chapitres.
Il y a là quelques albums que j’ai certainement chroniqué  dans mon précédent blog, il y a tellement d’années que cela s’apparente à celui « de l’antiquité » …, pas grave, aussi j’en remet une couche sans recyclage d’articles.

C’est parti, second opus.

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01- BOB MINTZER « Camouflage » - DMP 1986.

Parmi nombre d’albums de Bob Mintzer, celui-ci bien qu’il n’ait pas plus que cela ma totale « préférence » - car pour moi son premier en Big Band, le « Horn Man Band » reste inégalé mais totalement introuvable – reste celui que j’ai le plus « étudié ».

De cette étude approfondie j’avais sorti le titre « Mr Fone Bone » afin de le diriger et on s’est très vite rendus compte au gré de ce titre de la difficulté que représente l’exécution des arrangements subtils et perfectionnistes que produit Bob Mintzer.

Bob Mintzer l’arrangeur, le leader, le chef d’orchestre, l’orchestrateur, le compositeur…
Il ne faut pas négliger pour autant le saxophoniste de haute volée qu’il est.
Ancien pupitre du Jaco Pastorius Big Band, Mintzer a, semble-t-il, repris à son actif tant les fantastiques musiciens qui entouraient Jaco que son art indiscutable de l’arrangement.
Aussi dans ses albums les pupitres représentent un florilège des musiciens les plus renommés qui viennent jouer sa musique qui au regard de leurs incroyables capacités peut être complexe, expérimentale, sans réelle limite.

Il s’agit dans cet album (comme dans beaucoup d’autres de Bob Mintzer – à part peut-être un hommage à Count Basie) exclusivement de compositions taillées sur la mesure de l’écriture pour Big Band.
Autrement dit une sorte de tout en un indissociable du concept orchestral requis.
Chez Mintzer, tout le « modernisme » y passe :
Un modernisme d’écriture, avec des schémas où les trompettes sont nerveuses, parfois criardes (mais jamais autant que, par exemple, le spécialiste du genre gueulard, Mr Maynard Fergusson).
Un modernisme stylistique qui passe tout le jazz en revue.
Ainsi le bop, le swing, le latin-jazz, le funk-groove, le mode rock à la BS&T ou Chicago, le très véloce Brecker Brothers mode, l’adaptation Weather Report, les racines churchy/gospel, l’ajout d’effets sur les instruments à vents, tout se broie dans une moulinette qui mixe ce tout de façon enthousiasmante, captivante si ce n’est fascinante.
Entre l’écriture des vents, qui lui est propre et personnelle, des arrangements rythmiques méticuleusement interprétés avec des partitions à pâlir et une place parfaitement agencée pour l’expression des solistes, la musique de Bob Mintzer est et reste à mon sens un modèle de très haut degré musical.

Dans cet album, quelques noms et amis du protagoniste qui viennent exploser le compteur déjà largement pied au plancher de l’orchestre :
Randy Brecker … et à chacune de ses échappées c’est un coup d’adrénaline.
Don Grolnick, si regretté qui comme à l’accoutumée sait être là où il faut, quand il faut avec toujours une qualité de jeu qui lui est propre.
La section de saxophones est un casting redoutable avec Mintzer, Malach, Lawrence Feldman …
Et puis il y a là Peter Erskine, certainement le batteur de Big Band à l’écriture actuelle le plus remarquable – il est là partout, appuie la partition, relance…

- « Techno Pop » ouvre le sujet, thème enlevé et funky avec cette mode de la basse slappée et de suite Randy Brecker pose un solo urgent, chargé de technique tant que de feeling.
On sait instantanément que cet album va être prometteur – il le sera.
Attention particulière pour le final tout en nuances propulsé par Erskine avant de reprendre le thème sous tendu par des voicings de la section sax d’une grande densité. Grolnick parvient à s’échapper partiellement.
- « Mr Fone Bone », modèle d’écriture en contrepoints. Quelques pédales sur le second temps, vite enlevées, on passe sans crier gare du swing à un mode latin-jazz puis funky rappelant certains unissons lointains de Steely Dan. Mintzer se fraye un passage parmi la masse sonore pour lancer un solo pur hard bop, véloce et au jeu souple et legato – là on va vérifier quel immense soliste il est. Il tient bigrement le crachoir. Puis il fait une passation de relai à une autre pointure, trompettiste, Mr Marvin Stamm qui reprend le phrasé légato pour aller chercher des aigus savoureux et lancer un phrasé pur bop, comme si Dizzy prenait le devant de la scène.
En sortant Erskine s’offre quelques mesures soliste insérées dans les tuttis avant de s’effacer pour un pianissimo où trombone et piccolo s’additionnent.
- « A long time ago » est une majestueuse ballade, chargée de bugles et effets doucereux en tout genre. La panoplie d’expressivité est de sortie et Mintzer s’est gardé ce titre pour l’illuminer d’un solo poignant, plein de feeling, soutenu par Grolnick, tout en finesse. Un solo qui bien sûr se glisse dans les méandres de l’écriture orchestrale, rendant celle-ci encore plus dense. L’emboitement des voix est juste saisissant d’inventivité et de qualité d’écriture – grandiose et peut être bien grandiloquent penseront certains.
- « After Thought » part en une direction latine surprenante, Mintzer s’amuse à dialoguer sax ténor et clarinette basse électrifiée. Erskine et Frankie Malabe (aux percussions) s’en donnent à cœur joie sur ce titre rapide, direct et en forme d’upercut.
- « Camouflage » est d’une écriture très contemporaine qui fait la part belle aux flûtes, aux trombones qui de quasi-clusters vont évoluer vers une organisation plus large.
Mintzer prend le premier solo, hard bop et le tandem Erskine/Zev Katz (basse) le pousse au cul.
Il finira par faire gueuler son ténor.
Chris Seiter prend alors un de ces solos de trombone souples et tant aériens que virtuose (j’adore ce jeu moelleux et legato très West Coast), pendant que les backgrounds insistent pour le booster.
Un tutti incroyable d’écriture et … le voilà, il prend sa respiration et son inspiration pour inonder le spectre par un puissant trémolo : Mr Randy Brecker, unique, ultime, grand…
- « One Man Band » - Don Grolnick se la joue Richard Tee. Comme sorti d’un album BS&T / Chicago mais sans les vocaux. Une écriture appuyée, chargée, où la dimension des pupitres (avec des trombones qui mènent le jeu soutenu par la basse) est surexposée.
Au centre un quasi pastiche du « Pools » de Steps Ahead qui permet à Erskine de de retrouver son beat avec hh en levée – il reste redoutable dans le genre. Puis le tutti va partir en tous sens pour ouvrir le champ à Mintzer qui sur un beat funky-rock va jeter sa clarinette basse électrifiée, prenant le pouvoir sur les cuivres pourtant puissants.
- « Truth » va calmer un jeu peut être bien trop ou très massif. Le thème de cette ballade est somptueux. Exposé de prime abord par le sax ténor de Mintzer, sans artifices, il va s’enrichir progressivement jusqu’à un pont à l’écriture très Pastorius. Puis Don Grolnick sera enfin à l’honneur à la suite d’un moment chorale où Erskine aura eu le temps d’une pause l’incitant à un jeu minimaliste.
Ecoutons comment l’on va passer du Big Band au quartet en fin de solo de Mintzer …
Don Grolnick attire l’attention, incite le soliste pour progressivement emmener l’auditeur vers le piano. Un art de la construction savamment déployé qui va permettre à ce solo de piano de changer l’optique sonore jusqu’alors essentiellement cuivrée vers une autre dimension.
Leur retour, avec une écriture là encore proche de l’attention Weather Report et de la mise en couleurs de Pastorius va ouvrir le chant / champ final à Mintzer qui conclut a capella, détaché, solitaire et divinement libre, agissant comme pour une cadenza de concerto.
Un des moments phares de l’album.
- « Hip Hop » est bien loin d’en être un, de prime abord.
L’art des appuis inattendus chez Mintzer, un usage à ranger dans la catégorie trucs et astuces du parfait petit bricoleur arrangeur.
Puis cette façon de nuancer les timbres… ici avec flûtes pour engager un tutti en multicouches qui va faire ressortir le thème aux trombones.
La grande école de l’arrangement qui va là encore permettre d’amener, comme on tend la main, un solo de piano de Grolnick, bluesy comme il se doit, groovy comme seul un gars churchy tel que lui sait le faire, tout en chords en place de voix lead.
Il arrivera à continuer à l’installer avec des trappes presque rock parmi cette débauche cuivrée finale où Erskine va enfoncer le clou avec ce son de caisse claire mat, sec, précis et nerveux pendant que Katz explore le spectre de son manche.
- « In the Eighties » conclut en latin jazz bien trempé cet album absolument remarquable en de nombreux points, que j’ai décortiqué à la note prêt pendant de nombreuses écoutes.
Ce sera l’occasion d’admirer le jeu de Roger Rosenberg qui va s’échapper au sax baryton pour un solo forcément de grande tenue, puis ce sera le tour de Peter Yelin, au sax alto – les deux saxophonistes « de pupitre » ont également eu droit à une écriture leur laissant la parole.
On conclura par un festival peaux métaux, latino pur jus envoyé par les maitres Erskine et Malabe qui vont se lâcher pour rendre la fin de l’album la plus festive, lumineuse et fun possible au sortir de ce moment d’absolu délire d’écriture – où peut être bien même le Zappa le plus facétieux est venu s’inviter…

« Camouflage » est un album qui recèle bien des subtilités d’écriture et de langage signées et estampillées Bob Mintzer, qui reste l’un des plus inventifs compositeurs/arrangeurs d’une génération qui, dans les années 80, relevait le défi d’amener la conception du Big Band vers des sphères qui finalement s’apparentent directement à l’entrée en lice du jazz-fusion.
Il ne faut pas louper cet album.

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02- « GRP ALL STARS BIG BAND » - GRP 1992
        DAVE GRUSIN PRESENTS : « « GRP All Stars Big Band – LIVE ! » - GRP 1993.

Dès qu’ils sont sortis ces deux albums ont été immédiatement mythiques, admirés et recherchés…
Le premier enregistré en studio, le second live, ils présentent réunis sous l’étiquette et l’écriture traditionnelle du terme Big Band ce que la jeune génération de musiciens américains, frais émoulus des écoles prestigieuses, a de plus caractéristique.

GRP aka Grusin/Rosen Production est devenu dès sa création un label important pour le jazz, sa jeune génération mais également ses ressortissants du jazz fusion et même du jazz rock.
ECM a eu Keith Jarrett.
GRP a lancé et maintenu / soutenu le Cick Corea Elektric Band, fait émerger Diane Shurr, Dave Valentin et permis à Lee Ritenour de développer de merveilleux projets.
Etc… puis tout cela a été effacé d’un coup d’éponge, c’était pourtant une extraordinaire aventure et nombre de musiciens de ma génération adulaient ce label et les artistes qui y étaient signés.

Nous voici en 1992, puis 93 et Grusin/Rosen réunissent, pour fêter les 10 ans du label, le staff miraculeux de GRP sous l’égide d’un Big Band. Sans même avoir écouté on se délectait d’avance rien qu’à l’idée de mettre le cd dans la platine tant cette réunion de sommet dépassait une idée commune.
Et il est logique que nous n’ayons été déçus et comme ils étaient de fins businessmen de la musique il y a eu également DVD, bref, la totale pour l’époque.

Musicalement, le langage est centré autour du hard bop et de la virtuosité qu’implique le bop.
Côté répertoire, pas réellement de grandes surprises, des standards qui ratissent large, arrangés à une sauce qui permet des mises en place d’une incroyable précision, des phrases d’une improbable rapidité, des ouvertures solistes qui à chaque fois sont démentielles et une débauche de jeu brillant, soutenu, tendu, nerveux, incisif et coloré qui obligatoirement laisse admiratif.
Pour soutenir cet effectif qui ne supporte pas la moindre imperfection il fallait prendre les meilleurs et ce fut la rythmique de Corea qui s’y colla. Weckl à la batterie, si parfait et possédant une technique qui a fait réellement progresser, et encore d’avantage, l’instrument et Patitucci à la basse, précis, sérieux, investi, au jeu riche, multitâche, incitatif et solide – le pilier de tout cet ensemble.
Dans les pupitres, le casting qui fait pâlir :
Saxes : Eric Matienthal (lead de Corea également), Nelson Rangell, Ernie Watts, Bob Mintzer et Tom Scott.
Trompettes : Randy Brecker, Sal Marquez, Chuck Findley, Byron Stripling et Arturo Sandoval
George Bohanon est au trombone
Et les pianistes qui se partagent la tâche :  Kenny Kirkland, David Benoit, Russell Ferrante des Yellowjackets et forcément Dave Grusin.
Et puis les « invités », donc les solistes tels que Lee Ritenour, Dave Valentin, le sublime clarinettiste Eddie Daniels, Gary Burton ou encore Alex Acuna aux percussions.

Un peu comme chez CTI, fut un temps là aussi mémorable, nous voici avec le high level des musiciens tant de studio que de jazz en cette dernière décennie du XXe siècle.
Dire cela n’est pas anecdotique car par la suite, le jazz va prendre une autre tournure et de tels possibilités de all stars seront réservées aux festivals, captées bien sûr mais même si elles sont soignées et remarquablement écrites, ici c’est le label qui prend en charge la production, pour son compte, pour son image et qui met en tête de gondole SON Big Band afin de démontrer aux oreilles et yeux du monde qu’il a signé en son sein, les meilleurs.

Certes l’affaire peut paraitre prétentieuse, audacieuse et il faut surtout … ne pas se louper.
Mais Grusin est un fin limier musical et Rosen un sacré homme d’affaires, alors ils ont mis le paquet pour que ces deux albums espacés d’un an, à la captation son d’une qualité inimaginable deviennent instantanément cultes.
Et ça a marché.
Merchandising et packaging à l’appui.

Nous sommes donc là face à du « grand » jazz, tel que à l’aube d’entrer au XXIe siècle il était encore capable d’exister et mieux ces albums pourraient quelque part sonner comme une somme musicale d’un patrimoine devenant classique, perdant de sa verve, de sa popularité et désormais relayé à une image smooth, easy, ambiance – bref de salon ou pire dira-t-on d’ascenseur.
Là pour sûr cela dans un ascenseur … ne passe pas vraiment.
Donc du « grand » jazz remarquablement exécuté et orchestré, mis en avant et revendiqué par ses plus emblématiques figures des dernières décennies, réunies là pour ce moment forcément jouissif, amical, professionnel tel un colloque où se réunissent les pointures d’un domaine spécifique et précis pour échanger sur les recherches, avancées, découvertes et se concerter sur le futur.

Citer tel ou tel titre serait totalement incohérent – préférer tel ou tel solo serait impossible – pencher vers tel ou tel arrangement s’avère un effort inutile. Ici chaque standard est soumis à un tel relooking, à une telle débauche de jeu d’écritures, de prise en charge de soliste qu’il laisse une saveur et installe une admiration qui reste inaltérable.
Il y en a deux.
Il n’y en a eu que deux parmi d’autres réunions appelées All Stars, proches du Big Band mais pas estampillées telles …

Je peux les emporter dans ma malle, sur mon île déserte mentale ? (Désolé je crains les dérèglements climatiques).

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03- GIL EVANS « Priestess » - Antilles 1983.

C’est certainement l’album qui m’a ouvert à l’écriture, au concept, à la texture du jazz entre moderniste et jazz-rock.
Un import japonais glané au hasard par l’envie d’en découvrir un peu plus sur ce Gil Evans, souvent partenaire de Miles.
Un témoignage unique d’un concert (chose que faisait fréquemment Gil Evans, que d’enregistrer des concerts en clubs laboratoires, occasions diverses, etc.) donné à l’église Saint Georges de New York le 13 mai 1977.
Ce concert n’est sorti en album qu’en … 1983.

1977 - Gil Evans commence à écrire de façon très minimaliste.
Après avoir mêlé les instruments à vents de toutes sortes dans ses écritures jusqu’alors, le voilà, tel Carla Bley, qui use de la grande formation pour une toute autre direction.
En général il va présenter très simplement le thème, ce jusqu’à parfois l’exposer à l’unisson (un paradoxe pour ces arrangeurs qui ne cessent d’harmoniser à l’infini), mais choisissant pour cela un jeu de timbres qui illumine celui-ci.
Puis il va écrire quelques tissus en backgrounds qui interviennent de façon ponctuelle, inattendue bien que mues par son seul contrôle.
Il reste en effet le contrôle de ces collectifs aux aspects rugueux, fouillis, denses tant qu’empreints d’une originalité totale et véritablement unique.

Ces collectifs – et en voici le parfait exemple – sont avant tout au service des solistes.
Et chez Gil Evans le choix des solistes est non seulement primordial de par leurs langages respectifs mais il fait la texture réelle de l’ensemble proposé quand ils sont en pupitre.

Ce soir-là se sont côtoyés face à un public qui a dû savoir ne jamais oublier ce concert :
David Sanborn qui semble prendre la part la plus flamboyante du concert, ce dès le titre - « Priestess » de Billy Harper – un standard sorti de nulle part et sublimé ici -pour carrément faire exploser d’émotion dès le second titre « « Short Visit », à trois temps, l’identité du concert.
Le premier alto donne la couleur d’un big band.
Et avec Sanborn dans ce rôle on dépasse ce seul critère.
A ses côtés il y a Arthur Blythe, sonorité quasi similaire mais un jeu plus free qui contraste avec celui de Sanborn définitivement ancré dans le blues.
Un seul ténor, George Adams, dans la lignée de Blythe, le free se frotte à l’élégance de Sanborn qui deviendra emblématique avec les décennies du jeu smooth.

- « Short Visit » est un long solo de Sanborn soutenu en quasi permanence par le moelleux du cor de John Clark et du trombone de Jim Knepper, ponctué d’interjections des trompettes de Lew Soloff, Hannibal Marvin Peterson et Ernie Royal.
Chacun d’eux aura également sa part de surbrillance soliste au gré du concert.
Pete Levin, installé désormais et pour longtemps comme tisseur d’ambiances est inscrit en écriture aux synthétiseurs – il développe des lignes, des nappes, des toiles sonores uniques et par là, Gil Evans inscrit cet outil comme un réel instrument qui participe pleinement à l’arrangement et lui apporte une couleur spécifique (une idée de génie que d’inscrire dès leur apparition, ces nouveaux instruments et non en solistes, mais en texture orchestrale).
La rythmique est composée d’une équipe peu ou quasi inconnue.
Sue Evans est à la batterie et malgré une carrière particulièrement prolixe elle est restée confidentielle.
Elle apporte ici une finesse plutôt rare dans le jeu de la batterie des big bands.
Keith Loving à la guitare et Steve Neil à la basse électrique lui emboitent le pas.
De son piano, Gil Evans, à la manière de Miles, mène tout ce collectif tel le shaman habité musicalement et spirituellement qu’il est.
Il est le pôle énergétique de cette toile d’araignée faite de portées entremêlées dont lui seul connait les possibles agencements et dont il a tissé, en maitre absolu, les divers chemins, croisements, regroupements et fragilités.
- « Lunar Eclipse » de Masabumi Kikuchi avec ses cuivres en technicolor hollywoodien d’où émergent les triturages de Pete Levin est une extraordinaire curiosité.
- Le concert se termine par Mingus et son « Orange was the color of her dress, then blue silk » qui fait se lever George Adams forcément comme un poisson dans l’eau de ce répertoire. Le thème est délicieusement exprimé et Sanborn renforce la couleur générale des pupitres qui semblent étaler de façon infinie ce tempo à la lenteur redoutable.
Keith Lovin, sur ce canevas blues délibérément affirmé choisi de sortir quelques entrelacs de notes de ce lot.
Et nous nous quittons sur le gros son de Jim Knepper, déçus que, non seulement cet album ne soit réédité, mais qu’en plus le format de l’époque du CD n’ait permis le titre complet, shunté alors que tout semblait partir d’avantage.

Mais comme j’aime à m’inventer la suite, je m’en suis toujours contenté…
Un jour … qui sait … ces albums, ces concerts, sortiront en intégrale – ce serait bien que l’œuvre de Gil Evans soit ainsi réappréhendée pour lui rendre l’hommage qu’elle et lui méritent.

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04- PAUL ANKA « Rock Swings » - Centaurus Entertainment 2005.

Un chanteur – et avec lui, un Big Band (et forcément des arrangeurs – ou du moins parfois un seul arrangeur).
Sinatra, Ella, Diana Krall, Mel Tormé, les hurleurs de blues soutenus par Basie, Tony Bennett … la liste est trop longue de ces chanteuses et chanteurs qui se sont offerts l’écrin du Big Band pour faire chavirer – pour les crooners – ou dynamiser : les fans, les auditeurs, le public.

En 2005 je suis tombé littéralement dingue de cet album, dès sa sortie.
L’idée de reprendre en enrobage jazz les chansons célébrées par la pop, le rock et tant de cette variété qu’on dit internationale était déjà quelque peu en vogue, mais le faire avec une telle volonté, un affichage public si délibéré, une audace si poussée, voilà bien qui – sans pour autant révolutionner le genre – m’a immédiatement conquis.

Arranger des standards du Great American Songbook, de Broadway, de B.O, de jazz, de bossa… rien de bien compliqué si ce n’est trouver à chaque fois un autre angle d’approche, car le sujet (comme celui du chant de noël) est largement épuisé. Alors à moins d’être un Mintzer, au regard particulièrement méticuleux, un Hefti (à qui Basie a tant confié), un … bref la liste est malgré tout plutôt longue on va vite tomber dans l’exercice de style, la redite, le cliché ...
Mais là, le sujet est neutre, inédit, « jazzistiquement » inexistant … et installé dans l’auditoire par des version originales, qui plus est, généralement diamétralement opposées de ce que l’écriture Big Band peut en faire.

Gil Evans a réussi son coup, magistralement, avec Hendrix, mais sans chant – ou presque.
ce fut en son temps révolutionnaire et parallèle à Miles qui de son côté ne jurait que par Hendrix (pour l’électrique réappropriation du blues) et J.Brown (pour le beat, l’essentiel musical et tribal et l’engagement politique en faveur de son peuple, fanion, porte-parole musical – « Say it loud !).

Là il fallait faire coup double, interpréter avec une voix de crooner tellement référente du patrimoine des tubes tels que le « Jump » de Van Halen, le « Eyes of the Tiger » directement  sorti de chez Rocky ou encore plus dur, le « Smell Like Teen Spirit » de … Nirvana.

Alors à ce titre et en tous points cet album est absolument remarquable.
Il remet sur la table l’évidence qu’une « bonne » chanson, dont on garde l’essence du texte, la qualité mélodique et le canevas harmonique reste une « bonne » chanson. Et qu’à ce titre, on peut la traiter, l’arranger, l’orchestrer et la moduler comme bon nous semble – elle reste indubitablement sur sa valeur de base.

Alors en y réfléchissant et en prenant en exemple ce qui eut semblé irréalisable ou absurde à traiter de la sorte avec un jazz écrit doté d’un swing imparable, à savoir le titre de Nirvana, on se rend compte de ce seul fait.
Ici Paul Anka chante simplement LA chanson, il l’interprète, ne mime rien ou ne singe rien – non, la chanson, passée dans tant d’oreilles et inscrite en tant de mémoires reprend simplement son droit à rester ce qu’elle est : une mélodie formidable, un texte représentatif et une harmonie avec une progression structurelle pas si usuelle que cela.
Cobain n’en est que plus universel et ainsi il franchit les frontières dans lesquelles on aurait bien cru l’enfermer pour se tailler un costard tout neuf, une nouvelle jeunesse avec un écrin pourtant très vintage. Et ainsi, des détails de sa composition, devenus si communs qu’on n’y prêtait même plus attention nous sautent à l’oreille, nous font remarquer que, tiens, là … et sa chanson se redore d’un coup de génie relégitimé.

Dans cet album, il en va ainsi de tous les titres, sans exception de « Wonderwall » à « Hello », de « The Lovecats » à l’incroyable « The Way You make me Feel », du somptueux « Tears in Heaven »  qui conclut admirablement l’ensemble, sans oublier « Eyes Without a Face » - tous reconnaissables et méconnaissables.
Dans ce « Rock Swings » aucun titre n’échappe à ce sentiment de redécouverte sous un autre angle d’approche, d’entrée, de vue.
Aucun titre n’est en dessous de sa qualité initiale tant le soin et le respect qui lui est octroyé l’éclaire de ce jour nouveau et le remet sur le terrain après parfois être resté longtemps sur le banc de touche (« Eyes of The Tiger ») des playlist surannées de radio nostalgie et autres bandes FM de périph’.
Swing, bossa, ballade … toute la panoplie y passe, la panoplie jazz est posée dans un passé où le funk n’est même pas invité – non… on reste profondément et volontairement : JAZZ.

Présenter cet album en ne citant pas les arrangeurs Randy Kerber, Patrick Williams et John Clayton serait offensant.
Présenter cet album en oubliant les nombreux musiciens qui y participent dont, parmi la très longue liste on ne manquera pas de repérer le batteur Vinnie Colauita qui sublime réellement de son jeu inventif chaque moment, le guitariste Dean Parks, les pianistes Mike Lang et Randy Kerber, etc, têtes d’affiche d’un casting de perfectionnistes du studio, cordes – là encore grandioses – comprises.

Chaque personne à qui j’ai « conseillé » cet album l’a installé définitivement dans son quotidien, que ses gouts soient pop, rock, jazz et même classique.
Il correspond à une image universelle de la musique, si commerciale ou populaire soit-elle.

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05- GEORGE GRUNTZ CONCERT JAZZ BAND « Live at Quartier Latin » - MPS 2017.

1980, le compositeur, arrangeur et pianiste suisse George Gruntz enregistre live au Quartier Latin, à Berlin.
On ne connait pas beaucoup cet artiste qui a un désir de jazz universel, invitant dans ses ensembles des musiciens de toutes nationalités pour jouer et créer tant sa musique que ses arrangements de pièces du répertoire.
Pour cette édition orchestrale le casting est particulièrement saisissant et le choix de chacun a été fait en fonction de sa personnalité, ce qui implique des arrangements et une écriture dédiées. Autrement dit, le critère d’arrangement et d’orchestration se veut littéralement orienté vers les personnalités invitées et leur place dans l’orchestre que ce soit en soliste ou en pupitre est liée à cet idée (idéal). Ellington procédait ainsi (chez Duke pas d’en-tête genre 1st trumpet, mais le nom du trompettiste concerné par la partition).
On peut aisément dire que le gratin des musiciens jazz européens et américains est réuni autour de ce projet saisissant.
Billy Harper, Lew Soloff, Tom Harrell, Peter Erskine, Jasper Van’t Hof, Eje Thelin, Bob Malach, Charles Sullivan, Gordon Johnson à la basse …

L’écriture est véritablement européenne, quasi symphonique, souvent éthérée, aérienne et choisissant la douceur des timbres plutôt que la nervosité rythmique, et même quand cela « s’excite » le son général reste contenu, feutré, très flexible.
Peter Erskine comme toujours et définitivement, insuffle une énorme dynamique à l’ensemble avec un jeu dépassant la seule efficacité pour obliger la musique à prendre une consistance particulière.
Dès le premier morceau « No one can Explain It » on sera transporté par le phénoménal solo du tromboniste Eje Thelin auquel se succède celui de El Petrowski au soprano, tout cela permettant une entrée en matière qui annonce l’album plus que prometteur.
Il faudra surtout ne pas passer à côté de la version absolument sublime du titre « Black Narcissus » qui fait apparaitre - dans une ambiance mystique et mystérieuse couverte de nappes synthétiques et desquelles émerge un solo de basse fretless - un soliste qui n’est autre que Joe Henderson lui-même.
Purement magique et inoubliable.
George Gruntz et Joe Henderson semblent être des amis de longue date, leurs collaborations sont fréquentes.

Au gré de l’album tout se fait avec une rare finesse de jeu et de littérature musicale, chose assez inhabituelle dans le « genre » et qui mérite justement une écoute et une attention plus particulières.
Pour une écriture que je ne peux que qualifier d’européenne, véritablement…
Carla Bley a dû écouter ce « the Tango » aux accents toniques tant contemporains que cinématographiques où Soloff va chercher les suraigus de sa trompette, comme chez elle.
Et puis on revient sous les applaudissements (on en aurait presque oublié qu’il s’agit d’une captation live tant c’est d’un niveau professionnel des plus hauts) pour jouer un bon vieux Duke en mode bœuf festif (« Take the a Train »), remodelé pour l’occasion, explosé par Eje Thelin et sur-vitaminé par un Peter Erskine qui ce soir-là était au sommet de sa forme tant instrumentale que musicale.

Il est des concerts, comme ça, grands, inoubliables, gravés et qui restent au-delà de l’éphémère soirée.
Celui-ci en fait partie et il permettra de faire redécouvrir et ou découvrir George Gruntz, qui sait ? ...

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06- GEORGE RUSSELL « The African Game » - Blue Note 1984.

Je ne peux oublier de parler de George Russell dont l’importance dans l’histoire du jazz est et reste capitale (il a posé quelques théories incitant Miles à entrer en « Kind of Blue » et à ce que le bol d’air modal soit pris en considération actée).
George Russell, je l’ai vu avec un orchestre phénoménal, son « Living Time Orchestra », à Vienne.
En première partie de cette soirée Big Band que je n’aurais loupé sous aucun prétexte, il y avait Laurent Cugny. J’étais totalement admiratif (on parlera de ses Big Bands dans un prochain article) et je n’imaginais pas qu’un jour je le rencontrerais pour un stage – on avait d’ailleurs échangé à propos de ce concert qui m’avait singulièrement marqué.

Commencer la découverte d’un artiste par un concert, cela peut être hasardeux.
George Russell, je connaissais peu de lui, si ce n’est un fantastique album « Listen to the Silence » où il récupérait la crème du label E.C.M de l’époque pour un projet plus proche du contemporain que du jazz.

Cet « The African Game » m’a été la porte d’entrée suivante, dans un esprit similaire et il m’est immédiatement apparu comme essentiel, si l’on veut considérer que l’écriture, la composition et l’orchestration/arrangement en Big Band puissent aussi s’inscrire dans l’idée de musique contemporaine, dépassant (tout en y restant fondamentalement enraciné) le seul critère des usages du jazz.
La musique « sérieuse » donc.
Et j’ai pensé alors sérieusement à embarquer le Big Band que je commençais à diriger vers de telles directions – après tout l’ONJ tentait bien de s’y engouffrer et le conceptuel commençait réellement tant artistiquement que pédagogiquement, sous l’enrobage du terme projet, à être à la mode – mais il était bien tôt pour cela et même si j’ai pu commencer à le faire, ce fut plus tard et peu suivi, si ce n’est rejeté (non des musiciens la plupart du temps des jeunes qui avaient envie de tenter l’expérience – mais des institutions…).

A la suite de ce concert j’ai tenté de choper tout ce qu’il pouvait être possible de lui…
Pas simple.
Et c’est donc à la médiathèque (doit-on rappeler le rôle primordial que ces espaces culturels ont vis-à-vis du public ?) que j’avais pu me procurer ce « The African Game », enregistré – encore une fois – en public avec cet orchestre : « The Living Time Orchestra ».

Ce projet musical a été enregistré à Boston en 1983 puis Blue Note s’en est emparé pour le sortir en 84.
Il est aujourd’hui enfin disponible sur plateformes de streaming ce qui est presque un miracle tant il était déjà difficile de trouver cet album à l’époque – ce dès sa sortie. La musique jazz-contemporaine n’avait que fort peu de suiveurs, ce malgré une presse qui pour une fois semblait enthousiaste à son égard.

Russell raconte l’évolution de l’homme en vision africaine et non occidentale, depuis la nuit des temps jusqu’à l’aujourd’hui qui lui est contemporain en 1983.
On trouvera donc des titres évocateurs comme : « La vie organique sur terre commence », « le sentiment humain d’unité avec la nature » ou encore « l’ère méga-minimaliste », etc.
Cette vision est mise en service par des compositions et des arrangements abrupts, denses, incisifs qui évoluent en écriture avec le fil de la trame projetée.
La transe et l’hypnose rythmique sont logiquement au rendez-vous et le sujet est traité par une masse collective peu encline à la prise réelle de soliste au sens habituellement entendu du terme.

Dès le premier titre nous voici envoutés par ce que l’on aurait pu nommer au XIXe siècle un « poème symphonique », puis une sorte de « 2001 Odyssée de l’espace » semble surgir en version jazz dans nos esprits qui vont être totalement sous emprise de ces masses sonores desquelles émergent quelques éclats de voix collectives surgissant  du lointain.
Entre percussions, cuivres sortis des fourrés jungle animaliers, basse massive et solistes émergeants criards, primaux, urgents … plonger dans cet univers est une interpellation de chaque instant et cela agit impérieusement sur l’auditeur.
L’atmosphère « sérieuse » et parfois oppressante prend littéralement aux tripes et à l’esprit.
On oscille entre la curiosité, le malaise, l’envie et la fascination.
Puis de titre en titre l’écriture se codifie, s’organise, s’agence et »s’embellit » - suivant ainsi le sujet évolutif – c’est captivant.
Mais l’homme reste homme et n’échappe pas à sa rugosité et à son statut de prédateur (« Event VBI : Empires africains ») …  et l’écriture orchestrale tant que les solistes sont totalement verrouillés dans le sujet pour l’interpréter magistralement.

Cette pièce est littéralement unique et a valeur contemporaine-jazz à part entière.

Je termine donc ce second chapitre musicalement collectif par ce monument musical qu’est « The African Game », un album qui dépasse la seule appropriation à la sphère Big Band pour s’inscrire directement dans la grande musique américaine, tant son créateur, George Russell, également penseur musical, pose là au-delà du jazz, l’idée d’œuvre totale.

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à bientôt pour la suite.

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