WAYNE SHORTER – 25 Aout 1933 / 02 Mars 2023.

 WAYNE SHORTER – 25 Aout 1933 / 02 Mars 2023.

Rubrique nécrologique musicale, Wayne Shorter est décédé, là, ce 02 Mars.
Le temps passe, les figures de mon temps avec, c’est ainsi.
Certaines m’ont marqué.
Wayne Shorter a marqué ma vie de musicien, de compositeur, d’arrangeur, mais aussi de féru de jazz.

Flash-Back

---

On sort de la fac musicologie, Grenoble.
Avec Bernard et Jeff on se retrouve pour un groupe plus qu’éphémère, l’histoire de quelques enregistrements qui resteront là, su K7.
On sait comment ça fonctionne.
On joue les compositions, on fait des pauses, on mange ou grignote, on écoute « des trucs »…
Bernard se pose aux claviers et joue « Beauty and the Beast » de Wayne Shorter, me parle de cet album avec Milton Nascimento, Herbie Hancock… je ne m’étais pas jusqu’alors « penché » du tout sur la carrière solo de Wayne Shorter.
Les sessions sont pliées, on verra bien.
Je rentre à Grenoble, je fonce m’acheter cet album « Native Dancer », je découvre là une direction qui correspond parfaitement à mes envies du moment. J’adhère, on se revoit avec Bernard, on montera un autre groupe, lui aussi éphémère mais qui fera quelques dates.
Directement on mettra ce titre au menu.
La suite…

---

Weather Report…
Contrairement à nombre de musiciens de ma génération je ne suis pas entré dans l’univers de Weather Report par « Heavy Weather » cet album qui a placé le groupe à un niveau populaire avec « Birdland » mais aussi l’adoption définitive de Jaco Pastorius par les amis indissociables Wayne Shorter/Joe Zawinul.
L’amitié en musique, entre musiciens…
Un autre critère que j’ai toujours considéré avec la plus haute importance.
Peut-être est-ce là une sorte de clé ? En tout cas Weather Report au-delà de sa musique audacieuse, créative, avant-gardiste et novatrice, représente à mes yeux et avant tout, ce rapport.
C’est par l’album « Live in Tokyo », quasi-free et barré à souhait que j’ai compris que pour moi, le jazz, avec Miles et son « Live Evil », ce serait d’abord « ça ».
De là j’ai fait une boulimie de ces groupes, Weather Report se plaçant au-dessus ou en tout cas en priorité de durabilité d’écoutes, rapport à ce mouvement.
Pourquoi ?
Certainement par ses compositions, son approche d’arrangement détournée claviériste puis synthétique et cette faculté rare à l’évasion dès l’écoute… rare pour le jazz.
Alors en creusant je me suis rendu compte que finalement les compositions qui me touchaient le plus du groupe étaient majoritairement signées : Wayne Shorter.

---

1977…
« Aja » / Steely Dan.
Chez Thierry on passait des après-midi, soirées, nuits à consommer et écouter.
Il y a eu « Pretzel Logic », ma première entrée dans l’univers si fun de Steely Dan et l’axe jazz revisité d’un titre de Duke…
Puis j’ai gardé le nom du groupe parmi ceux à suivre et les ai suivi.
« Aja » sort et me voici face à l’un des plus grands solos de saxophone.
De ceux que je n’avais jamais entendu jusqu’alors – il faut dire que ma culture du jazz était très primaire…, ça soutenu par un autre solo miraculeux, celui de Steve Gadd.
Je l’ai usé cet album et ce solo je le connais par cœur…
Et là Wayne Shorter a pris définitivement sa place de saxophoniste dans mon rayonnage mémoriel.

---

Miles, j’ai tout fait à l’envers…
J’ai d’abord adhéré de façon inconsidérée, fanatique, compulsive et boulimique à sa période dite « électrique ».
« Live Evil » fut ce choc, puis il y eut l’énormissime « Bitches Brew » et toute la panoplie avec un « On the Corner » qui reste ma fascination, ce même aujourd’hui.
A reculons…
J’ai ensuite été creuser dans les premiers Miles ceux avec Trane, et forcément « Kind of Blue », fétiche.
Et… j’ai découvert le quintet avec Herbie, Ron, Tony et Wayne…
Plus qu’un choc, plus qu’une « découverte », ma rencontre avec cette musique a bouleversé ma vie, mon comportement, mes envies, mes écoutes, bref, tout ce qui pouvait avoir trait à la musique, qu’elle soit écoutée, jouée, composée, arrangée et même forcément enseignée.
Dire que c’est parti d’une envie de Miles de les laisser « parler », de mettre en valeur les petites notes sur carnet que composait Wayne…


---

Dans les années 80, lors de sa période commerciale « Give me The Night », un interviewer poli mais agacé demande à George Benson pourquoi il a « abandonné » le jazz, comme Quincy Jones (par ailleurs son producteur) pour une sorte de « soupe » musicale.
La réponse est restée dans ma mémoire…
En gros Benson lui répond qu’il n’y a plus de grands et véritables compositeurs de jazz et qu’il préfère jouer pop, funk, etc… car le dernier grand compositeur est Wayne Shorter et que trouver un créateur de cette veine c’est devenu impossible…

---

Au sortir du quintet de Miles je vais donc m’enticher des albums de Wayne Shorter sortis chez Blue Note pour la plupart…
Mon premier achat relatif à un article de Jazz Hot qui plaçait cet album parmi les 100 disques de jazz à posséder dans ses étagères fut « Juju ».
L’argument était simple, c’était la rythmique de Trane, recrutée pour l’occasion qui obligeait à placer cet album dans cette liste et lui donnait toute son importance.
Au-delà de ce seul adage, qui forcément « compte », j’ai abordé cet album non comme celui d’un saxophoniste, mais avant tout comme celui d’un compositeur.
« Juju » est resté pour moi, obligatoire, de ce fait, puis par Elvin au demeurant exceptionnel, et puis par toutes ces compositions absolument magiques, bref, sur cet album je sais pouvoir être dithyrambique à l’infini. Il y a là certainement l’une des sensations qui m’ont fait adhérer à tout ce pan de jazz dit « moderne » juste parce qu’il était créatif, contemporain et conçu « autrement » pour ouvrir l’improvisation.
Et il y a « House of Jade » …

« Adam’s Apple » a suivi et il reste pourtant mon favori…
Wayne Shorter y est au niveau instrumental d’une grande expressivité et la rythmique se met complètement au service de ces sentiments exprimés par le saxophone. Et il y a là le formidable « Footprints » qui reste l’un des standards, dont la texture harmonique tant que l’axe rythmique (à ¾) est originale , que je place vers les sommets.
Sans parler de ce morceau de Jimmy Rowles « 502 Blues », un pur joyau.

---

J’ai eu cette chance inouïe d’assister à un concert de Weather Report, à Vienne pour leur premier ou l’un de leurs premiers festival(s).
Ils étaient 4. Joe, Wayne, Peter et Jaco.
Il y eut un orage, le staff du festival s’escrimait à couvrir les nombreux claviers de Joe et la batterie de Peter. Jaco s’empara d’un immense et long solo, trempé sous une pluie battante et heureux. Wayne, appuyé tranquillement contre l’une des colonnes observait tout sourire ce manège, ce « cirque » presque.
Sa soirée, il la passa à batailler à faire sortir son saxophone du fatras énergique électrique que le groupe présentait désormais.
Peter envoyait puissant, tel le grand batteur de Big Band qu’il est (Weather Report reste finalement un Big Band électrique), Jaco était omniprésent tant qu’heureux, inventif et sans limites de jeu. Joe concentrait toute cette énergie et Wayne put finalement sortir du lot et balancer ses solos dans les espaces désormais cadrés de cette nouvelle direction, plus écrite.
Avoir « vu » un tel groupe ne peut s’oublier…

Wayne Shorter a fini par quitter Weather Report.
« Atlantis » a été l’album qui tournait cette porte, qui passait l’éponge et au-delà des « autres » albums solos que Wayne sortait régulièrement, en parallèle de sa vie consacrée à ce groupe majeur, celui-ci, on le savait bien, représentait un nouveau départ.
Peut-être Wayne allait-il déballer là sa part moitié du groupe fétiche ?
C’est en tout cas ce que certaines critiques semblèrent dire, en avançant la musique de cet « Atlantis » comme si l’on écoutait une « moitié » de Weather Report.
« Atlantis » m’a de suite laissé admiratif, ce volte-face, cette éternelle qualité des compositions, ces arrangements entre synthétique typiquement eighties et une direction « semi acoustique » revendiquée. Des thèmes en plusieurs phases, des écritures complexes, avec des rendez-vous précisés (« The Three Marias ») et la mise en exergue du saxophone soprano.
L’écriture… des titres évocateurs, une musique au calibrage déjà autre et pourtant immédiatement reconnaissable en signature Shorter.
« Atlantis » - il m’a fallu le gagner, l’apprivoiser… un peu comme certains albums de Weather Report, mais là, il y avait cette sensation, ce goût que l’on eut par exemple lorsque Peter Gabriel sortit son premier album, idem avec Sting… quitter un groupe de légende, qui de surcroit, marche bien et a son référent créatif, artistiquement identifiable et sans concessions, pour se lancer (ici re-lancer) dans une carrière solo…
Gagner « Atlantis » ne fut rien rapport au suivant… un espèce d’ovni bardé de synthés, intitulé « Phantom Navigator ». Des heures d’écoute du CD dans la voiture pour vouloir à tout prix aimer ce second opus et finalement cela a payé.
Excitant, énervant, acide, numérique, synthétiquement free tant que rigoureusement écrit – « Phantom Navigator » fut loin de rencontrer l’approbation de mon entourage musiciens…
Trop bizarre, agressif, stressant, barré…
Plus il était critiqué, en fait plus je l’aimais…
Et plus Wayne Shorter, mon âge avançant prenait une place d’artiste, de compositeur et d’instrumentiste … fondamentale.
Ecoutez le tortueux « Mahogany Bird » et tentons d’en suivre les méandres, de comprendre, d’acter sensoriellement ce qui s’y passe. Voilà bien un « exercice » d’auditeur captivant à réaliser. Ici nombre de « repères » habituels sont brisés, ce, malgré un axe mélodique précis, au contour parfaitement dessiné – l’improvisation semble annexe et l’écriture est centrale, auréolée de myriade d’éléments disparates, libres d’apparence. Le jeu lié du soprano englobe de son lyrisme le tout…
Désarmant tant que déstabilisant.

---

A partir de là, j’ai décidé de reprendre à nouveau le chemin parcellaire inverse.
« Super Nova » sorti en 1969 devint un acte, la curiosité de savoir Chick Corea à la batterie a augmenté ce respect face à ces artistes complètement libre et capables de tout, prenant en mains le free jazz pour l’embarquer dans une nouvelle veine, déjà largement au-delà des usages naissants de cette musique politiquement et idéologiquement emblématique.
L’album est puissant… émouvant aussi… il y a là un matériau que Miles n’avait pas sorti et qui sortit enfin sous le nom de l’album « Water Babies »
L’étrange « Sweet Pea », au thème qui évoque la douceur d’un doux rêve.
Le souple et félin « Water Babies » et « Capricorn ».
Et puis l’émouvant « Dindi » vient là se poser afin d’une larme par trop difficile à retenir quand le chant sort, sublime, pur, dénudé, de ce fatras amazonien.
Indéfinissable.

Il ne me manquait plus que les essentiels, à véritablement remettre en évidence et comme je cherchais toujours des compositions changeant du répertoire habituel des jazz clubs afin de barrer avec mon quartet entre acoustique et électricité, c’est vers Wayne que j’ai trouvé le principal matériau pour ce faire.
« Speak no Evil » et son pont central totalement surprenant.
« Night Dreamer » avec « Virgo », « Black Nile » et « Armageddon »…
Et enfin parmi cette pléthore, « Etcetera », sorti (80), bien après avoir été enregistré en 65 et dont le « El Gaucho » de « Adam’s Apple » était intitulé « Penelope »…
Je suis tombé quasi amoureux de cet album et l’ai écouté un nombre incommensurablement indécent de fois…

---

Et puis Wayne, je le suivait partout.
Chez Joni Mitchell quand il participa à l’album Mingus, sublimant par sa présence cet univers récupéré et mis en paroles par la grande dame.
Au sein du VSOP Quintet avec Herbie, Tony, Ron et Freddie pour un post hard bop totalement débridé que les critiques voulaient sorte de revival du célèbre quintet davisien.
Mais Freddie n’est pas Miles et sa direction est toute autre et le quintet, bien moins juvénile se positionnait autrement, une logique artistique forçant là encore le respect.
Des albums live bardés de roulements et de drives volcaniques lancés par Tony qui là aura fait bouger tous les canapés des salons d’auditeurs… Freddie au taquet, Wayne tortueux et sinueux comme au temps de Messengers, Herbie en trublion festif… Ron en gentleman sage et pondéré…
Ce VSOP a bien rythmé mes désirs de batteur d’en découdre avec ces satanés roulements de Tony, j’en jouais tous les thèmes, les connaissais par cœur.

Wayne et Herbie… l’amitié même et surtout dans les moments les plus difficiles.
Ici c’est le décès de l’épouse de Wayne (Ana Maria) et également celui de Tony Williams l’année précédent l’envie de faire ce projet en duo, après un concert de retrouvailles qui va réorienter l’axe des compositions et du jeu des protagonistes pour un album intitulé juste « 1 + 1 ».
Un album éthéré, ouvert et libre dans lequel les deux légendes dialoguent, en musique, simplement.

C’est par cette page musicale d’une rare intensité et d’une formidable pureté que je clos cette chronique en te remerciant, Wayne, toi qui a contribué à auréoler ma vie de musique et dont ta musique qu’elle soit composée, improvisée ou interprétée a marqué au fer rouge mon ADN musical.

Merci et pars désormais rejoindre tes amis, tes camarades de jeu et leur apporter tes si belles idées musicales.
Le temps passe trop vite… et avec lui partent ceux que l’on aurait aimé inscrire comme éternels – la musique de Wayne Shorter l’est et nous restera.
RIP…





Commentaires

  1. Bonjour Pascal,
    Merci pour ce bel hommage que tu rends à cet immense musicien qui aura marqué de son empreinte un demi siècle .
    Je n'ai pas eu la chance comme toi de pouvoir assister à un concert de Weather Report mais je garde un souvenir merveilleux du concert du Wayne Shorter Quartet ( 80th birthday celebration ) sous le chapiteau à Marciac le 27 Juillet 2013. ( j'ai gardé trace de ce concert sur un enregistrement d'une partie des morceaux joués alors ( peut être enregistrement France Musique ??)
    Amicalement
    francis

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci Francis d'être passé commenter pour l'hommage à cet immense artiste.
      Cela devait être un merveilleux moment que ce concert.
      J'ai également oublié de citer un concert auquel j'ai assisté où il était avec Carlos Santana.
      idem, mémorable.
      qobuz a fait une excellente playlist en son hommage, il y a même sa participation à l'album Bridges of Babylon des Stones (chose que j'ignorais).
      Belle journée à toi.

      Supprimer
  2. Entrainé par ton flot, flow, l'amour que tu portes à Wayne Shorter, j'ai fini par oublier. J'ai pensé, ce mec il devrait écrire un livre. L'amour qu'il porte à la musique, le partage qui est en lui est trop fort. L'occasion de découvrir Wayne Shorter. Merci Pascal. A bientôt. Eric.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci beaucoup Eric,
      J'ai commencé...
      C'est long, mais ça avance et qui sait, ces articles...
      Bonne découverte de Wayne Shorter, sa discographie et ses partenariats artistiques en compositeur mais aussi saxophoniste c'est un sacré listing et chaque fois, un régal !
      à +

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

« A EUX LA PAROLE » - ELOISE MINAZZO : « En Boucle ».

FELICIA ATKINSON.

REDECOUVERTES, REDECOUVRIR… (Syndrome de l'île déserte ?)