HERBIE HANCOCK – « Future Shock » - Saison 3.

 

HERBIE HANCOCK – « Future Shock » - Saison 3.

Il a fallu passer par nombre d’étapes pour atteindre la lumière du soleil, la traverser, un objectif spatial vers lequel de vaisseaux en vaisseaux, avec nombre d’équipages, Herbie a manœuvré avec une habileté, une adaptabilité et une créativité sans égales.

Puis le voilà…
« Sunlight ».
Il sort en 1978 et c’est la stupéfaction ou le mépris, le rejet ou la compassion…
Personne ne comprend vraiment, le jazz met définitivement ce Herbie là sur l’étagère des oubliettes, comme une sorte de maladie honteuse dont on évite de parler…
Le rock ne sait comment le récupérer et ce sera juste un article entrefilet de A. De Caunes chroniqueur occasionnel chez R’n’F qui tentera de faire croire à cet album, le réhabilitant déjà, alors qu’il sort tout juste.
C’est cette valse-hésitation envers l’artiste qui me fera creuser ce disque, jusqu’au fond du sillon…
Je le prendrais alors tel quel, car passer à côté, ça non !
J’ai 18 balais, j’ai cru en tous les autres H.H, il me faut croire absolument à celui-ci.

Balayage immédiat de tout a priori, écoute compulsive et maladive en boucle, comprendre la matière tant sonore (ici tellement inédite) qu’émanant de ces compositions à multi-trappes où se mélangent un savoir harmonique d’une rare richesse, la symbiose de ces emboitements rythmiques dont l’homme est devenu maître, des improvisations qui sont sa pâte, tout cela sous une présentation qui est tellement futuriste, usant d’un arsenal synthétique hightech, le must du must et faisant entrer en scène l’outil qui sera le joujou fétiche de l’électro : le vocoder – me voici face à « Sunlight »…

« Sunlight » va certainement être le point de départ d’une nouvelle rupture avec les bornés du jazz, les élitistes incapables de cibler, comprendre, accepter qu’un artiste puisse ainsi explorer, expérimenter, chercher, creuser.
Un peu comme avec Miles et surtout avec son album « On the Corner » jugé comme je cite : « une insulte au peuple afro-américain », Herbie se met ici en rupture avec lui-même et pourtant, là où Miles ne jure que par le dieu JB et Jimi Hendrix, Herbie, finalement, met « en jazz » tout ce que S.Wonder (invité souvent chez H.H pour de nombreuses sessions d’enregistrements) a apporté au patrimoine musical de leur culture.
Le jazz ne pouvant être écarté, de fait, cette évolution de la branche directement issue du blues et passée par toute cette direction « populaire » l’intègre en toute logique et là où certains qui ont intellectualisé le jazz voient cela comme une véritable hérésie, H.H et nombre d’artistes qui reprennent en compte l’ensemble des racines de leur culture va naturellement vers ces tendances musicales, leur adjoignant sa personnalité et son jeu créatif, son langage.
Un passage logique, somme toute, rien de bien compliqué certainement pour l’artiste qui puise là dans le patrimoine de son peuple.
Un détour honteux, dont on ne parle jamais, sorte de tabou, de maladie vénérienne qui aurait une bonne décennie frappé H.H. On avait déjà plus ou moins accepté ses tubes chez Blue Note, parallèles à ses fulgurances chez Miles, car leur immédiateté et leur popularité assez rapidement acquise avaient renversé la vapeur. Mais là…
Là, accepter un tout synthétique, un Herbie qui plus est chantant ses propres compositions, les mélodies/paroles passées dans une étrange machine à la texture absolument inédite tant que mystérieuse, ça en a heurté plus d’un(e)…

Je considère « Sunlight » comme non seulement - et d’un point de vue simplement de rapport au plaisir - un petit bijou, mais également comme une nouvelle avancée créative en même temps que technologique et même conceptuelle dans le cadre (et passé hors celui-ci) d’une esthétique qui mute, le jazz.
Tant qu’à faire, tant qu’à « muter » autant y aller carrément et là sous un aspect bluette, chanson, soft funk et d’apparence légère, H.H pose bien des réflexions, avancées, idées, il ose par le plaisir, il ne bouscule pas, en soit, mais cela bousculera, sans violence, sans revendication, sans hargne… en douceur.
H.H n’est ni provocateur, ni violent. Il n’est pas Miles.
Et c’est là que le-son charme opèrera, il modifie les codes, en toute quiétude.

« Sunlight »….
Des orchestrations chatoyantes, réalisées par Herbie lui-même.
Un environnement synthétique (au dos de la pochette) qui s’installe dans cette orchestration – en nombre – mais en souplesse.
Des « chansons », concept totalement nouveau pour notre artiste.
Et comme toujours, une surprise en feu d’artifice final…

« I thought it was You » ouvre l’album – c’est une tendre balade doucereuse, merveilleusement flûtée, qui s’ouvre sur un trait motif de Rhodes et puis, celui-ci installe un délicieux pattern groovy.
Le pouvoir mélodique est doublé, harmonisé et les riffs de cuivres syncopés qui vont progressivement s’imposer sur cette rythmique en open HH va permettre à Herbie de nous offrir un solo, comme toujours, superbe. Ça a chauffé grave dans le studio, la basse de Byron Miller s’est servie du « fond » de Ngudu avec des drums qui peinent à rester ancrés dans le beat pour dessiner une ligne sautillante et les cuivres ont commencé leur progression vers des aigus percutants et irrésistibles. Herbie s’empare en vocoder, tel une chorale robotique, du plan rythmique et l’embarque dans la stratosphère en un scat que ne renierait pas un Al Jarreau mâtiné Ella, du futur… Extraordinaire !... Papoudoubaahhhp ! daboudouboudoubap !

« Come Running to Me ».
Sont-ce ces flûtes revenues, ces cuivres assemblés ou tout simplement cette ligne de basse si mélodique qui ont fait que ce titre est devenu l’un de mes titres favoris du grand H.H, je ne sais…
A moins que ce ne soit le pouvoir immédiat de cette mélodie…
Un morceau en phases multiples qui se développe de rythmiques en climats, dévoilant des orchestrations où se mélangent acoustique et synthétique en mélanges subtils et divers.
Herbie brouille les pistes auditives, module en permanence, pose là encore son délicat Fender en mode tremolo, gonfle le spectre orchestral de blocs de cuivres, de tapis de cordes…
La voix vocodée est savamment elle aussi agencée en chœur sur lyrics, ou là, encore il scatte extraterrestre.
Et il y a même une rythmique échappée en mode tablas qui vient coloriser l’affaire …
Les plans rythmiques s’enchevêtrent, là encore, comme à l’habitude d’écriture du maestro et toutes ces combinaisons me rappellent un certain Miles de coin de rue, cette façon de mettre les cultures dans un shaker, de bien secouer et d’obtenir un résultat inédit…
Du très grand art ! (Kurt Elling a fait une version récente de ce titre – elle vaut le détour).

« Sunlight » est juste un de ces morceaux de pur groove funk, absolument irrésistible, made in Herbie…
La mélodie suave s’épanche sur ce truc sautillant et syncopé de folie…
Là encore les cuivres boostent le tout et puis, mais cette fois en extrapolée, voici cette chorale de robots qui va arriver de l’espace, nous la jouer climat écriture choral et faire clapper tout le monde sur cette terre qui encore sait s’éclater et prendre son pied.
Le virus funk, contagieux…
Oublier Bennie dans un tel moment eut été impossible, ne pas réunir Paul et James pour cette fusion basse/dms inimaginable et ajouter la pièce indispensable avec, bien sûr, Ray Parker à la guitare étourdissante.
Tel un immense gospel stratosphérique le titre se termine en une collective surdimensionnée…

« No means yes » en réminiscence des Headhunters, avec ses multiples trappes rythmiques, son Rhodes et ses clavinets est un instrumental où le « bon vieux temps » s’invite.
L’attirail synthétique s’offre les parties mélodiques, le drumming de Harvey Mason est, comme toujours, impressionnant de combinatoires et immédiatement identifiable, si personnel… et Paul Jackson avec ses lignes de basse qui sont aussi les marques de fabrique de ce style H.H est là, il va de soi.

Et… comme à son habitude, Herbie va terminer un album visionnaire par un titre qui tranche, transcende et laisse présager.
« Good Questions » rassemble la section basse / batterie qui est certainement dans la plupart des rêves de tout musicien de cette époque…
Jaco Pastorius et Tony Williams… pas moins…
Patrick Gleeson l’habitué du brouillage de pistes synthétiques est invité (lui aussi est un régulier à la table de H.H) à cette jam d’une autre dimension et Bill Summers/Paul Rekow suramplifient le tout de percussions latinisantes.
Jaco et Tony, sur cette samba qui n’en a que le fond, mais dont la forme est brouillée, poussent le maestro dans ses propres retranchements en incendiant tout sur leur passage.
H.H s’impose alors un solo de piano qui puise dans le plus énergique de ses ressources techniques et qui met clairement en évidence son langage désormais familier.
L’orchestre hurle, Jaco s’est emparé d’une ligne de basse « grand cru » et le drumming de Tony ne laisse rien trainer sur son passage.
Après ça… on se dit… quelle sera la nouvelle direction ?...

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« Sunlight » a été l’un des premiers articles que j’ai fait sur mon premier blog…
Réécouté ici, il me donne toujours cette même sensation novatrice, fédératrice, jubilatoire ce, sous un aspect peu provocateur, avant-gardiste et visionnaire.
Pas une ride quand il s’agit de création de ce niveau…


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Cette saison 3 pourrait presque s’arrêter là…
Mais c’est ici que j’ai divisé en deux parts, comme nombre de ses fans, les chemins de l’artiste.
D’un côté H.H reprend son piano acoustique et s’entoure de ses meilleurs amis, ceux qui furent biberonnés au jazz dès l’adolescence chez Miles (Ron, Tony, Wayne) et ceux qui participèrent à son ascension Blue Note…
De l’autre H.H va encore et encore creuser le sillon funk. La technologie évolue à toute allure.
Le numérique et la synthèse FM vont très vite (comme le CD l’aura fait avec le Vinyle) écarter la chaleur analogique et Atari va s’installer de façon incontournable dans les studios avec Cubase, ce logiciel dédié à l’enregistrement, qui met la musique « en cases » (un mode puzzle qui sera idéal pour la gestion funk de H.Hdéjà largement imaginée telle).
La norme M.I.D.I va progressivement transformer le claviériste en ingénieur mathématicien et Herbie, va entrer de plein gré, avec le même bonheur, dans ces nouvelles technologies.
Il va en tirer le meilleur et va porter, grâce et avec ces outils, sa musique vers des sphères qu’il va très vite défricher, emplir de son savoir ce, comme toujours, avec une évidence qui laisse pantois.
Cette double direction et la qualité tant que le soin qu’il va impliquer dans chacune d’elles seront maintenant définies et parfois au gré de titres il va s’amuser à franchir les lignes d’une frontière dont il est le seul tracé et qu’il fait bouger au gré de ses envies.

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Je vais m’arrêter sur quelques albums qu’il a enregistré en trio avec Ron Carter et Tony Williams.

Le trio piano/basse/batterie est souvent en jazz considéré comme une sorte de quintessence, un art à part entière.
Nombre de trios célèbres ont installé cette musique presque de chambre en exergue de cette idée.
Jarrett, O.Peterson, B.Meldhau, B.Evans, Hank Jones … les citer serait un bottin peu utile.
H.H se lance donc dans cette aventure à la fin des seventies et va ainsi signer quelques albums dans lesquels ses propres compositions devenues standards apparaissent comme évidence ainsi que celles de son ami Wayne Shorter.
Ses compagnons sont, eux aussi, invités à mettre dans ce programme leurs propres compositions, mais également il ira puiser dans le répertoire usuel des standards, choisissant bien sûr un matériau contextuel.
La composition est ici, j’en ai pris encore conscience à la réécoute de ces albums, l’axe qui donne la ligne directrice.
Ces albums à leurs sorties n’existaient qu’en imports japonais et se les procurer n’était pas simple…
Aussi une fois que je les ai eus, ils ont forcément pris une dimension et été auréolés d’une attention toute particulière.

Je me suis arrêté longuement sur une sorte de trilogie que les trois lascars ont gravé.
Le premier qui m’a véritablement bousculé a été Herbie Hancock Trio 77 – c’est par là, parallèlement au VSOP qu’a commencé ma difficile quête de ce jazz acoustique et c’est par là que nombre quelques standards sortant de la sphère Hancock/Shorter ont commencé à devenir habitudes.
Puis « Third Plane » crédité non Herbie Hancock, mais Ron Carter complète avec le même écrin (et plus de solos de contrebasse) celui de 77.
Pour conclure ce voyage en trois dimensions, il faudra attendre cinq années pour que le Herbie Hancock Trio « with » Ron Carter et Tony Williams vienne compléter de façon tout aussi réussie les deux précédents.
Chacun y va de sa composition et on glisse deux standards.

En général quand je commence au hasard l’un de ces albums, automatiquement, je vais vers les deux autres, là encore au hasard.
L’impression d’être dans un club et d’assister au concert des trois pointures de mes rêves.
Leur symbiose est parfaite, l’équilibre et la parité entre eux … exemplaire.
Aucun ne « tire » la couverture à lui, les interventions solistes sont réfléchies et n’incluent aucun déballage de démonstration technique, ici personne n’a rien à « prouver ».
La cohésion entre Ron et Tony offre un tapis, un déroulé fluide et ouvert qui permet à Herbie d’afficher les thèmes avec une clarté et une précision musicale en dentelle et cette fluidité insuffle à chaque titre un réalisme de haute volée.
Ron est en général (comme chez Miles) le guide, Tony anime, provoque, ponctue, explore, émancipe… un jeu unique et inimitable (« Stella by Starlight »).
Herbie surfe sur cette vague, il suit le tracé de Ron, il provoque à son tour Tony, écoute, laisse place, s’efface puis revient en souplesse, jamais il ne force le trait, jamais il n’abuse de ses facilités pianistiques.
Son langage prend une dimension claire et nombre de ses usages, souvent modaux en place de blues (ce même quand il y entre - « United Blues »), semblent ici véritablement affichés, comme une synthèse, un résumé, de façon limpide et assumée.

Ces trois pépites possèdent tous les atouts addictifs de ce qui me fera véritablement adhérer au jazz.
Un piano qui s’échappe avec aisance et clarté des sentiers communs, une contrebasse qui a une réelle présence en place d’une simple fonctionnalité de background, ce sans oublier cette fonctionnalité mais en l’extrapolant et un drumming « musclé » qui est porté par un drive hallucinant de finesse tout en s’en échappant, sans fracas, sans violence, juste en souplesse, tant que puissance (ce jeu de balais… « United Blues », encore… ).
Tout cela a été répété, conceptualisé, réfléchi, désiré et souhaité – ce n’est pas une jam session « de plus ».
Le trio est un art et comme la musique de chambre en classique il demande une « conscience », une autre maîtrise du sujet et une attention détaillée pour chaque élément musical.
Dans cet art du trio pour lequel (et on y pense parfois) Bill Evans a été et reste l’un des plus grands illustrateurs et au-delà de celui de Keith Jarrett qui prend une option tout aussi intéressante que différente (qui me passionne depuis son premier album du genre), ou encore de Brad Meldhau (envers lequel je n’ai jamais trouvé le moindre intérêt), je place ces trois là (albums comme protagonistes) au-dessus d’un panier très garni.
Je n’oublie pas pour autant un autre trio avec Hank Jones… qui peut se rapprocher, parfois de cette visée. (cf « The Great Jazz Trio » - « Live at the Village Vanguard » avec justement Tony et Ron…).

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Cette saison 3 se termine ici en acoustique.
Passer au H.H synthétique qui entre de plein fouet dans les eighties, qui termine en beauté les seventies, ce sera pour une saison 4, car il faut lui consacrer une attention particulière au regard d’un nombre conséquent d’albums dont… on ne parle que rarement  voir jamais…
Cette saison 4 sera donc synthétique, on ne dit pas encore électronique et pourtant H.H là encore y sera un pionnier, un précurseur avant-gardiste et dans un cadre spécialisé il fera école.
En attendant visez le futur avec « Sunlight » tout en vous relisant n’importe quelle « Heroïc Fantasy », ou installez vous confortablement dans ce club désormais plus du tout enfumé et désormais bien vide (!) pour plonger dans les sommets du jazz, avec évidence et toujours ce bonheur du partage qui est le sceau H.H.












 

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