Joni Mitchell - Matala - Carey.
Joni Mitchell - Matala - Carey.
Une semaine de vacances en Crête et si les sites archéologiques, lieux chargés
d’histoire et bien sûr paysages somptueux sont à l’honneur avec des plages
toutes aussi sauvages que magnifiques les unes que les autres il est un endroit
que le musicien nourri au rock, la pop et autre jazz ne peut ni doit éviter :
le village de Matala.
Il le concerne.
C’est là qu’à la fin des années soixante une communauté hippie a posé ses
coccinelles, ses vans, ses clarks et autres pattes d’eph’ et a décidé de faire
halte pour certains, de s’installer, pour les autres.
C’est là qu’un certain Cary Raditz, baroudeur muni de sa canne, à la
foisonnante chevelure rousse décida de rester et, débrouillard, homme de tout
savoir faire, il fut la personne centrale de cette communauté cosmopolite et
bigarrée.
Joni, Graham, Steven, David et même parait-il Neil, Bob, Janis et Cat, usés par
les tournées et autres festivals que ce folk à la starification tentaculaire
impliquait, en eurent bien entendu vent et lors de leur périple européen afin
de se ressourcer ils y firent étape.
Certains y allèrent en pur « markéting ».
Certains y crurent, mais se rendirent immédiatement à la réalité.
Certains y resteront plus longtemps que d’autres.
Ce fut le cas de Joni.
—-
Matala est un petit village de pêcheurs.
À de nombreux égards il m’a fait penser à ce qu’a pu devenir Saint Tropez, ses
stars, BB, Pink Floyd. Mêmes attirances, mer, soleil, vie naturelle et
naturiste il va de soi.
Bien posé dans une crique entourée de falaises gigantesques érodées dans
lesquelles la nature et l’homme ont creusé des grottes pour une vie troglodyte,
Matala est comme un havre de paix, un lieu hors du temps où très certainement,
en cette fin de décennie sixties les adeptes du flower power trouvèrent
exactement le paradis à la taille de leur vision de la vie terrestre.
Une vie simple, des gens accueillants même s’ils devaient regarder ces
américains d’un œil surpris ou amusé.
Un lieu à l’accès chaotique, forcément… la mer toujours prête à l’invitation et
ces grottes séculaires dans lesquelles ils s’installèrent, tirant un simple
« rideau » pour délimiter un peu d’intimité - un combo parfait pour
installer la communauté.
Ces grottes chargées de vécu qui auraient servi de tombes romaines pour devenir
ensuite des lieux de culte secrets puis des habitats domestiques.
Ajoutons à cela un ou deux bars, restaurants de fortune, une place ombragée et
les rencontres, l’amitié, l’amour sous ce havre paradisiaque … la vie idéale …
pouvaient - hors des normes et valeurs d’une société qu’ils rejetaient -
devenir plus qu’utopie mais bel et bien réalité « palpable ».
Une devise destinée à accueillir George Harrison est inscrite et résume :
« aujourd’hui c’est la vie, demain ne vient jamais ».
Après avoir quelque part « colonisé » Matala, les hippies finirent
par se faire officiellement virer par l’église sous couvert de la dictature
grecque. Mais la légende a perduré et certains restèrent… s’exilèrent plus loin
pour revenir une fois les troubles périodes passées.
Et Matala est resté à leur image même si le village a, quelque part, retrouvé
un temps son calme et son identité.
Quand on arrive à Matala et qu’on déambule au fil des quelques ruelles qui
mènent à la plage, au port et à cette falaise emblématique creusée de ces
grottes, c’est un peu tout cela que l’on ressent, comprend, perçoit.
Même si aujourd’hui…
(Mais j’y reviendrais).
C’est là que Joni, réellement envoûtée par un mode de vie qui était
l’aspiration profonde de son engagement tant artistique que politique et social
a bien failli poser ses bagages, définitivement…
Et son amitié avec Cary, personnage certainement charismatique (gourou
bienveillant ?), a influencé ce qui aurait pu être sa décision d’en rester là,
de prendre sa guitare et d’arrêter ici irrémédiablement sa vie de chanteuse en
tournées.
Mais après un long séjour pendant lequel ses célèbres amis (et très
certainement son manager…) vinrent partager avec elle la douce expérience de
cette vie idyllique, la raison de l’artistique, du confort, de la normalité
alternative, de la vie trépidante des musiciens etc. a finalement réélu place
dans son esprit et l’impossibilité d’un avenir tel que celui l’invitant ici
s’est rendu à l’évidence.
On retrouve tout cela dans la chanson Carey.
Cette réflexion, cette décision, ces souvenirs et cette envie soulignée
d’incertitude.
Et tous ces paradoxes.
Dans la chanson il y a aussi ce mermaid café, lieu obligatoire de fête simple,
de rencontre, d’oubli, de vie, de partage et d’amour-amitié, d’insouciance, de
souvenirs collectifs et communs. On y boit plus que raison, on s’y enfume, on
fête tout et rien si ce n’est … la vie.
Bien entendu, ce lieu n’existe plus aujourd’hui mais… sous ce nom, a-t-il
vraiment existé ?
La certitude est un café où une fresque représentant une sirène trônait
effectivement en plein village.
Joni en aura fait symbole.
Ce lieu où tout se noue et se dénoue, centre de la vie collective et
communautaire, espace de réunion et d’oubli.
De passage.
Ce lieu accueillant le « tous ensemble ».
« Carey » est l’une des plus belles chansons de l’album
« Blue ». Et peut-être bien l’une des plus belles et surtout
émouvantes que Joni ait écrite et interprété, avec ce changement vocal qui la
fait passer dans l’aigu le plus épidermique comme pour insister sur ce
sentiment profond qui l’a animée et fait choisir une autre réalité.
La réalité.
Elle a longtemps fait partie du répertoire des concerts de Joni puis après un
lifting complet que l’on peut entendre dans l’album live enregistré au cours
d’une tournée longue et épuisante avec le Tom Scott LA Express (où l’on
retrouve le tout jeune Robben Ford à la guitare), elle est sortie du cadre de
l’artiste.
Ce lifting fut d’ailleurs très critiqué allant même jusqu’à affirmer qu’ici
désormais cette chanson avait perdu son âme - ce qui pourrait être
effectivement ressenti comme la façon dont Joni montrait et décida de
probablement tourner la page.
J’aurais rêvé l’entendre dans le contexte Pastorius / Metheny / Mays / Brecker
/ Alias, surtout pour remarquer comment ils auraient géré cette façon unique de
faire coller le cadre et la forme avec la mélodie qui provoque des surprises.
Une façon de créer par le texte et autour de la ligne mélodique et d’y ajuster
l’axe harmonique fait caractéristique de la chanson dite « à texte ».
Trop de souvenirs ?
Des regrets peut être ?
Un brin de nostalgie quant à la symbolique d’une époque révolue, utopique et
idéaliste ?
Toujours est-il que cette chanson s’est progressivement effacée et que rares
sont les éventuels covers qui la concernent.
Joni y joue du dulcimer qu’en live elle met un certain temps à accorder pour
trouver sa bonne tierce majeure, ce qui lui permet d’ailleurs de causer de
façon évocatrice de ce temps de repli sur elle-même et d’en rire avec
l’auditoire. Ce, sans jamais vraiment citer de lieu précis, de noms… elle reste
vague.
En studio c’est Steven Stills qui a enregistré la basse et Russ Kunkel, son
ami, est à la batterie (les mêmes qui jouent sur l’album de Veronique Sanson,
« le maudit »).
Et le résultat fait de ce titre l’une des grandes respirations de l’album et
aussi l’idée de la direction future et immédiate que va prendre Joni.
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Matala…
Comme Saint Tropez, mais à une échelle crétoise, est aujourd’hui victime mais
aussi la grande gagnante de cette histoire devenue quelque part succès.
Son côté hippie clairement revendiqué s’affiche désormais en mode commercial.
Les fresques dessinées au sol par la communauté jonchent les ruelles et
escaliers.
Matala est devenu un dédale de rues envahi de boutiques de souvenirs, paradis
du teeshirt bobo au tarif prohibitif, du magnet de frigo made in Taïwan, du
bijou tressé fantaisie et fantaisiste, du grigri porte bonheur.
Puis la plage ou ce qu’il en reste est entourée de tavernes, bars et
restaurants où Marley est de mise, où un certain Classic-rock est
incontournable.
La Mecque de l’anticonformisme et du peace and love s’est transformée en
véritable filon commercial et nos babs, à l’instar des producteurs, managers ….
bref, affairistes de cette époque bénie, ont inversé la vapeur de leurs
illusions, la transformant en euros sonnants, rutilants et capitalistes.
Je pense à ce bon baba-cool qui a installé à l’entrée du village - juste quand
l’obligation piétonnière ne t’impose d’autres choix qu’un demi-tour pour aller
très loin retourner te stationner - un parking confortable, couvert de tentures
pour ombrager ta voiture et qui avec 5€ te permet d’être tranquille pour la
journée. Environ 60 places avec un turnaround grosso modo de 4 voitures place
par jour…
Il a le sourire et son lecteur K7 (si,si… vous avez bien lu) peut envoyer
Hendrix et Clapton à fond.
Ils sont bien là-bas.
Et ils se sont bien organisés avec la rentabilité de leurs vieux idéaux.
Les blâmer pour autant ?
Oh que non ! je ne me permettrais jamais de le faire.
Après tout, Matala c’est comme un sanctuaire, ou mieux, un musée vivant où l’on
se promène et où, selon son degré de curiosité, de voyeurisme béat, de
fantaisie, d’idéalismes, de culture… on se retrouve plongé dans ce qui n’est
aujourd’hui plus qu’un rêve, un fantasme, un état d’être et d’esprit semblant
irréel, impossible, imaginaire mais qui pourtant fut et fut même réellement
vécu.
Il manque aujourd’hui.
Il était posé sur des bases de possible.
Pas sur des idéaux extrêmes.
Il fut même réaliste et réalisable et fit trembler les hautes sphères car
spécifiquement non violent donc difficile à juguler.
Antiquité grecque et romaine, église orthodoxe et flower power, tout cela se
mélange dans l’histoire de ce village.
Matala…
Comme partout dans le monde et j’en reviens à l’extrême que je connais bien, à
savoir l’éternel et ambigu Saint Tropez avec ses plages ramatuelloises de
Pampelone, les habitants, les transfuges, (les opportunistes de tous bords
aussi) … se sont adaptés et ont adapté leur vie, leur culture, leurs idéaux
même, pour vivre et finalement survivre face à la société galopante qui les a
rattrapé, jusqu’à certains paradoxes face auxquels ils ont été obligé de
choisir, de concéder.
D’accepter quitte à rester dans l’esprit tel que… mais dans la réalité…
On ne peut vivre dans le passé et il faut muter, s’adapter… et les idéaux sont
fait pour être gardés … et pas forcément vécus à l’infini.
Puis j’ai consulté les prix de l’immobilier et j’ai compris que les havres de
paix qui furent ouverts à tous en ces temps bénis idéalistes et insouciants ne
sont désormais accessibles qu’à une certaine catégorie sociale.
Mutation réussie donc, à toutes échelles.
Business - Show-business.
Matala m’a donc, par Joni, attiré et séduit. Toucher et percevoir du plus près
possible - en laissant son imagination et son appropriation culturelle faire le
reste du chemin - un idéal social qui m’a apporté une nourriture musicale et
même une idée de vie décalée par génération mais qui faisait réellement envie,
a certainement contribué à cette immersion subjective.
Ai-je adapté la véritable histoire ?…
Me suis-je arrangé avec ?…
Je garde cette probabilité.
Qu’à cela ne tienne !
Cette pause culturelle relativiste m’a fait réécouter « Blue », plein
d’autres chansons et les autres, CS&N, Neil et James Taylor. Et ce lieu,
cette falaise jonchée de grottes, cette méditerranée turquoise ont fait le
reste.
Puis on l’a suivie, cette mer et par des chemins de traverse nous sommes
arrivés à Kalamaki.
Plage immense qui est l’invitation immédiate à se jeter à l’eau et restaurant
de pêcheurs.
Je vous laisse deviner la suite et réécouter, retrouver, surtout ne pas
oublier… Joni Mitchell.
Elle est certainement l’une des plus grandes artistes d’une Amérique qui a fait
rêver le monde entier par sa culture, sa musique et ses chansons.
C'est curieux. ton texte est vraiment le déclencheur, j'attendais de pouvoir entrer chez Joni, ayant du mal à situer la canadienne dans mon univers entre un folk à la J. Baez et un jazz parfois déconcertant pour moi. Son chant particulier est un instrument dont je comprend mieux le sensible sens avec son histoire de vie.
RépondreSupprimerLieu également que je connaissais pas.
Du coup j'écoutes l'album Blue dont je ne connaissais qu'un morceau...
Bon je reste mitigé. Toujours du mal avec les exubérances du chant schizophrène, à plusieurs personnalités, passant du folk au lyrique. Elle va avoir du mal à m'apprivoiser. Pourtant j'aime bien ses musiques ...
RépondreSupprimerJe peux comprendre ton point de vue.
SupprimerJoni Mitchell, selon les décennies qu'elle a traversé a non évolué, mais s'est modifiée tout en restant "engagée", quelque part.
Je l'ai découverte avec Hejira qui est à mon sens son chef d'oeuvre. Mais ce album est un tournant dans ma propre vie et pas que musicale.
D'aucuns lui préfèrent Blue, dont je parle ici et qui est une référence pour ce qui est la "folk music".
Joni a été progressivement adulée par nombre de musiciens de jazz, parce qu'elle s'est entourée, comme tant d'autres, des pointures du genre (Pastorius, Tom Scott, Herbie - qui lui a dédié un album Joni's Letters, Shorter et autres). Mais comme sa musique se prêtait certainement d'avantage (ceci dû à ses chords de guitare en open tuning qui permettent de fantastiques possibilités) et qu'en plus son album Mingus a été sous couvert de jazz, un autre moyen de décrire l'Amérique, par Maingus avec qui elle a eu une relation amicale- tout cela lui a conféré cette image jazz, alors qu'en fait, dans la réalité, même si sa personne peut aisément s'inscrire dans ce milieu (et d'autres), sa musique reste installée dans le folk américain. De façon moins caractéristique qu'un Dylan, mais quand on voit David Crosby, similaire qui flirte avec Snarky Puppy, ou du moins M. League, on comprend bien ces similitudes de pensée et d'esthétique.
Puis Joni a continué cette lancée après le décès de Pastorius en s'associant avec un autre bassiste impressionnant Larry Klein. Et les années 80 et plus ont fait leur boulot de studios proprets en conviant toutes les pointures possibles (Katché, Colaiuta, etc.).
Avec travelogue elle est ensuite revenue à la chanson plus intimiste avec pourtant des grands orchestres, plutôt un symphonisme à la Sinatra et cette période est juste majestueuse.
Puis la peinture a pris de la place, bcp de place chez elle.
Donc elle est difficile à cerner et pourtant son mode d'écriture reste immédiatement identifiable et unique, c'est juste l'enrobage et l'évolution de l'industrie musicale et ses envies artistiques qui ont fait le cheminement particulier.
Depuis peu d'années des pavés nommés archives (4 coffrets) retracent tout ça, des inédits, des live, des démos, des esquisses.
Et toujours cette force créatrice tranquille mais imbattable dans le genre.
Je ne saurais que te conseiller pour aller plus avant et faire un dernier (?) effort.
S'il n'y en avait qu'un je dirais Hejira, en tout cas celui là restera gravé à jamais dans ma mémoire.
Merci
J'aime beaucoup les histoire d'artistes et de musique liées à un épicentre géographique. Londres, Laurel Canyon, Détroit, Sète.. il y a des déclencheurs, des contextes, des anecdotes. En plus on voyage pas mal dans cette chanson "Carey". Et en plus j'adore cet album "Blue". Merci d'avoir approfondi cet opus..je vais l'écouter à nouveau avec une autre carte sous les yeux.
RépondreSupprimerCharlu